- cblachot
L’aléatoire comme terreau - Partie 2 ( Thème 20)
L’idée d’un terrain vague comme une terre à défricher, un lieu de potentialité, m’a fait penser à la pratique de Patrick Coutu. Le MAJ lui a dédié une exposition à l’automne 2019 dont j’ai assuré le commissariat. J’ai en tête une œuvre en particulier, une sculpture intitulée Attracteur. Plus récente oeuvre de tout le corpus présenté dans cette exposition (livrée directement de la fonderie!), elle illustre les possibles en s’inspirant de la théorie du chaos.
La théorie du chaos émerge dans les années 1960 aux États-Unis. Elle vise la compréhension de phénomènes à l’apparence désordonnée comme les volutes de fumée ou la chute d’une feuille morte. Ce sont des systèmes qui, affectés de minuscules variations au départ, connaissent des résultats radicalement différents et complexes, et sont donc qualifiés d’imprévisibles.
En 1971, les scientifiques David Ruelle et Floris Takens proposent une analyse du chaos basée sur la notion d’« attracteur étrange », avançant que ces phénomènes imprévisibles tendent à se rapprocher d’un système stable. Edward Lorenz, météorologiste américain, a participé à la popularisation de cette notion.
À la suite d’observations de comportements atmosphériques, Lorenz présenta en 1972 une communication intitulée : « Predictability: Does the Flap of a Butterfly’s Wings in Brazil Set off a Tornado in Texas? » [Prévisibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas?]. Il s’avère que les phénomènes constatés par Lorenz suivent un attracteur étrange dont les courbes rappellent, dans sa modélisation, les ailes d’un papillon. La boutade illustrait l’imprévisibilité d’un système dans lequel une minuscule variation dans les conditions de départ (un papillon) donne lieu à un effet exponentiel dans le temps et l’espace (une tornade). Cette image est connue à ce jour sous le nom d’« effet papillon » et a intégré la culture populaire par son application à une panoplie de domaines comme la psychologie et la sociologie.

© Patrick Coutu, Attracteur, 2019. Vue d’installation au Musée d’art de Joliette, 2019. Photo : Paul Litherland
La pièce Attracteur de Coutu est réalisée à partir d’un programme informatique générateur d’attracteurs étranges. Sa forme est la modélisation tridimensionnelle d’un système mathématique aléatoire, qui, contrairement à l’attracteur de Lorenz, ne relève d’aucun phénomène naturel.
L'oeuvre suggère non pas les ailes d’un papillon, mais peut-être le mouvement d’un pendule, ou bien le ballottement d’un bateau lors d’une tempête. Elle matérialise en quelque sorte le passage du temps, rend visible la forme en train de se faire, et incarne un certain spectre des possibles.
Selon la théorie de l’effet papillon, chacune de nos actions a le potentiel de créer d’autres mondes. Toutefois, cette causalité reste concrètement incalculable et c’est ce que Lorenz démontre en météorologie. Il est impossible de remonter le temps pour trouver la cause précise d’un événement. De la même façon, on ne peut prédire avec exactitude les conséquences de nos gestes actuels. Les récits possibles sont donc infinis dans le passé comme dans le futur et renouvelés à chaque instant.

© Patrick Coutu, Averse et Paysage aux quatre soleils couchants, de la série Marines, 2010. Vue d’installation au Musée d’art de Joliette, 2019. Photo : Paul Litherland
Coutu utilise également l’aléatoire comme stratégie pour déployer les possibles de la matière dans la série Marines. Ces œuvres sont issues d’un geste à la fois graphique et sculptural; un seul pli trace l’horizon et la dimension d’un paysage. Ces dessins-pliages sont le résultat de la rencontre du pigment d’oxyde de fer noir et du papier : le premier est lié à un acide et le second est enduit d’une solution basique. L’artiste dépose le pigment sur le papier, plie le support en deux, le déplie aussitôt et observe les particules s’attirer, se repousser, s’agglomérer au hasard. Ici, le ciel se reflète dans l’eau, s’y projette, une averse point au loin. Là, des mondes parallèles se dessinent. Serions-nous témoin de l’aube sur PH1, une planète à quatre soleils située à 5 000 années-lumière de la Terre?
Cet article a été écrit par Charlotte Lalou Rousseau, adjointe à la conservation du Musée d'art de Joliette.
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