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Bons baisers de l’Ouest (thème 24)

Thème du mois : L'art postal


Le thème mensuel de l’art postal nous a été inspiré entre autres par la série photographique Souvenirs of the Self [Souvenirs du moi] de l’artiste canadienne et coréenne Jin-me Yoon, produite originalement en format cartes postales en 1991. Pour leur présentation dans le cadre de l’exposition bilan de l’artiste au MAJ à l’été 2019, les six photographies ont été tirées en grand format et collées à même les murs des aires de circulation du Musée. J’ai eu envie de vous en dire plus sur ces images intrigantes et centrales dans la pratique de Yoon. En voici donc une interprétation personnelle où je m’amuse à les aborder sous l’angle de l’art postal.


Jin-me Yoon, série Souvenirs of the Self, 2019 (1991), vue de l’exposition Temporalités depuis l’ailleurs, au Musée d'art de Joliette , 2019. Photo : Paul Litherland


Ces images présentent une femme d’origine asiatique, portant des vêtements typiquement occidentaux, voire nordiques, et posant dans un lieu touristique de l’Ouest canadien. La pose est toujours la même, figée, et l’expression faciale, stoïque, de sorte qu’un sentiment d’étrangeté s’installe du moment qu’on fait l’expérience de la série photographique dans son ensemble. Comme le souligne Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art contemporain et commissaire de l'exposition de 2019, dans les textes accompagnant l’exposition, cette répétition accentue un effet de collage et multiplie la confusion envers ce qu’on regarde. Cette femme ne semble pas s’inscrire dans son environnement, appartenir à ce paysage, et encore moins apprécier son voyage… Qui est-elle et que fait-elle là? Pourquoi a-t-elle senti le besoin d’immortaliser ce moment? Imaginez un peu tomber sur une carte postale à vendre dans un magasin touristique arborant une de ces images… Elle détonnerait certainement par rapport aux paysages idylliques et crépusculaires, ornés de typographies criardes, auxquels nous sommes habitués. Bien que l’autoportrait et l’égoportrait soient devenus des classiques des photos de voyage, ils sont plus rares dans le rayon des cartes postales analogues.


Jin-me Yoon, par la juxtaposition de ce corps (le sien) et de ces paysages touristiques, aborde les enjeux d’appartenance, d’inclusion et d’identité nationale. Pour en savoir plus à ce sujet, je vous invite à lire l’article d’Anne-Marie St-Jean Aubre paru sur le blogue de Musée en quarantaine en mai 2020.


Jin-me Yoon, série Souvenirs of the Self, 2019 (1991), vue de l’exposition Temporalités depuis l’ailleurs, au Musée d'art de Joliette , 2019. Photo : Romain Guilbault


Comme leur face, l'endos des oeuvres originales détourne également les codes de la photographie touristique et de la carte postale. Chaque carte postale inclut une courte légende en anglais et en français, une description de l’image à la troisième personne. Par exemple, celle qui accompagne Souvenirs of the Self (Banff Avenue) [Souvenirs du moi (L’avenue Banff)] se lit ainsi : « Banff enchante depuis plus de cent ans les visiteurs venus de tous les coins du monde. Elle a de la difficulté à trouver un souvenir qui lui convienne. » Celle à l’endos de la photographie prise au musée du Parc national Banff va comme suit : « Étonnez-vous devant l’impressionnante collection du plus vieux musée d’histoire naturelle de l’Ouest canadien. Elle regarde curieusement et imagine la vie derrière ces vitrines rigides. »


Hybrides entre slogan touristique et narration, ces phrases déjouent l’idée qu’on se fait du verso d’une carte postale. Tout d’abord, les émotions décrites ne collent pas du tout avec l’expression de la personne représentée dans l’image. Puis, ce langage ne correspond pas non plus au récit personnel de voyage qu’on s’attend à y lire, à savoir, approximativement : « J’étais là, il fait beau, je pense à toi. »


Jin-me Yoon, série Souvenirs of the Self, 2019 (1991), vue de l’exposition Temporalités depuis l’ailleurs, au Musée d'art de Joliette , 2019. Photo : Paul Litherland


À l’endos se trouve également une phrase écrite en idéogrammes chinois, japonais et coréens. Sa traduction française (« Nous sommes aussi les gardiens de cette terre. ») et anglaise n’est pas rendue accessible. Cette affirmation, à la deuxième personne du pluriel, s’adresse à ceux qui peuvent la lire et agit comme une troisième couche de discours au sein de ces œuvres.


Sans être considérée comme de l’art postal à proprement parler, la série photographique Souvenirs of the Self en adopte une des formes et l’amène plus loin. Il n’était pas dans l’intention de Yoon de rédiger des mots personnalisés derrière ces cartes postales et de les envoyer à différents interlocuteurs. L’artiste pousse en quelque sorte l’audace en déléguant la tâche au public, inconscient de ses gestes. En effet, ces cartes postales étaient originellement mises en vente dans différentes boutiques touristiques, sans que cette intervention ou ces objets soient qualifiés d’artistiques. Les client.e.s, premier.ère.s spectateur.trice.s de l’œuvre, pensant faire un achat bénin, participent à leur insu à une œuvre d’art conceptuel plus grande. Ces souvenirs ont-ils été envoyés à des proches? J’aimerais voir une archive de ces cartes postales achetées par ces touristes, écrites à la main et envoyées de par le monde. Mais elle n’existe pas.


L’art postal se définit moins par sa forme que par sa stratégie de diffusion (la poste). En évacuant même la notion d’œuvre d’art dans la diffusion de ces objets, Yoon fait de son intervention une infiltration. Une œuvre d’art postal est envoyée par un.e artiste à un.e destinataire connu.e, elle crée un lien vivant entre deux ou plusieurs interlocuteur.trice.s. Elle participe ainsi à combler l’écart entre l’art et la vie. Les cartes postales de Yoon s’infiltrent anonymement dans le réel, sans que soient enregistrées les traces de cette intervention, abolissant pour ainsi dire les frontières entre l’art et la vie.


Au MAJ, les photographies ont été agrandies pour permettre un rapport se rapprochant du 1:1 avec les visiteur.euse.s. Les images étaient apposées directement au mur et présentées dans les couloirs du Musée, hors des salles d’exposition, pour rappeler la stratégie d’infiltration originellement adoptée par l’artiste. Cette méthode est également utilisée à l'occasion de la circulation de l’exposition dans d'autres institutions : au Musée régional de Rimouski, au MA, musée d’art de Rouyn-Noranda et au Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Comme les cartes postales originales, trente ans plus tard, ces images verront du pays.


Jin-me Yoon, série Souvenirs of the Self, 2019 (1991), vue de l’exposition Temporalités depuis l’ailleurs, au Musée d'art de Joliette , 2019. Photo : Paul Litherland


Cet article a été écrit par Charlotte Lalou Rousseau, conservatrice adjointe de l'art contemporain au Musée d'art de Joliette.


POUR PARTICIPER À MUSÉE EN QUARANTAINE Vous avez jusqu'au lundi 31 mai à midi pour nous envoyer vos créations artistiques inspirées du thème du mois. L’exposition sera en ligne le jeudi 3 juin 2021. Cliquez ici pour savoir comment participer.

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