L'équipe du MAJ
La nature morte dans la collection du MAJ (thème 33)
Quelle est la place de la nature morte dans la collection du Musée d’art de Joliette (MAJ)?
Contrairement au nombre élevé de paysages, portraits et abstractions qu’on y recense, la collection comprend moins d’une centaine d’œuvres identifiées en tant que natures mortes, datant de 1892 à 2014, et se déployant dans divers médiums et esthétiques.
Ce constat serait-il en corrélation avec le fait que la nature morte a longtemps été considérée dans le système académique comme un genre pictural mineur, donc moins noble et, par conséquent, moins attrayant pour les artistes en quête de renommée et les collectionneurs avisés?
En effet, pendant longtemps, les artistes s’adonnant à ce genre pictural n’étaient pas estimés comme des artistes accomplis, contrairement aux peintres d’histoire et de mythologie. Peindre une nature morte était considéré comme une simple imitation de la nature. Tout au plus, cela permettait à l’artiste de développer son sens de la composition, de perfectionner sa technique de dessin et d'apprendre à restituer de façon réaliste et naturelle les couleurs et les volumes des objets observés.
Mais à partir de la période des avant-gardes artistiques des 19e et 20e siècles, la pratique de ce genre pictural devint un excellent prétexte pour les artistes modernes de se lancer dans l'exploration de nouvelles théories de l'art.
Bref, à travers les époques, les artistes, malgré le poids de la tradition, ont su explorer et revisiter ce genre pictural. C'est pourquoi je vous propose, ce mois-ci, un survol de notre thème à travers une sélection de cinq œuvres de la collection du MAJ, allant d’une approche académique, avec Ozias Leduc, à une approche contemporaine, avec Gwenaël Bélanger. Mais d’abord, voyons la définition d’une nature morte :
« Une nature morte est un genre artistique, principalement pictural qui représente des éléments inanimés (aliments, gibiers, fruits, fleurs, objets divers...) organisés d'une certaine manière dans le cadre défini par l'artiste, souvent dans une intention symbolique. »(1)

Ozias Leduc, Nature morte, oignons, 1892 (on peut voir cette œuvre au MAJ, dans l'exposition permanente Les îles réunies)
Ozias Leduc : une œuvre sauvée in extremis
Peut-être l’œuvre la plus connue du MAJ, mais assurément l’une des plus marquantes dans la production de son créateur, Nature morte, oignons (1892) est une composition de facture académique peinte avec minutie et extrême réalisme.
On ne compte plus les texte et les expositions dont elle a fait l’objet. Étonnant, lorsque l’on sait que la destinée de cette œuvre aurait pu connaître une fin tragique. En effet, l’histoire raconte que cette toile a été trouvée par le père Wilfrid Corbeil, c.s.v. dans le grenier d’une demeure montréalaise de la rue Dorchester (aujourd’hui boulevard René-Lévesque) juste avant sa démolition en raison des travaux d’élargissement de cette rue en boulevard, en 1954-1955.(2) Il va sans dire que le père Corbeil avait un œil averti; cette fois-ci, on peut affirmer qu’il a eu aussi la main heureuse.
Bien que la peinture religieuse sera au cœur de son œuvre, le peintre Ozias Leduc se fait remarquer au début de sa carrière par la réalisation d’une suite de natures mortes. Choisissant de modestes sujets, comme les oignons, qu’il traite cependant comme un virtuose du trompe-l'œil, Leduc poursuit alors une réflexion sur l’art comme moyen d’entrer en contact avec la nature, en vue de la connaître et d’en percer les mystères. Très proche de la communauté artistique de Mont-Saint-Hilaire, il a notamment été le maître de Paul-Émile Borduas, auteur de l’œuvre Les raisins verts (1941), une autre œuvre emblématique du MAJ.

Agnès Lefort, Nature morte, vers 1943
Agnès Lefort : une entrée dans le modernisme
Malgré que la nature morte soit un genre pictural considéré traditionaliste, cette œuvre d’Agnès Lefort, présente un caractère novateur par son exploration formelle et un détachement des conventions de la représentation académique. L’œuvre met en scène un bouquet devant une fenêtre qui s’ouvre sur la ville. Quoique le sujet s’inspire des exercices d’atelier souvent proposés aux étudiants de cette époque — un drapé, un vase, des fruits ou des fleurs étaient des éléments fréquemment utilisés —, Lefort propose ici un rendu expressif de son sujet en combinant un effet de lumière avec des couleurs vives et un dessin qui s’inscrit à même la matière picturale. Nature morte conjugue « picturalement l’espace intime de l’atelier ou de l’appartement avec l’espace extérieur de la ville par l’intermédiaire de la couleur qui établit un échange formel entre l’un et l’autre plan. C’est ce qu’accomplit ici Agnès Lefort en faisant dialoguer d’un espace à l’autre les tonalités de rouge, de brun orangé et de gris. »(3)

Edmund Alleyn, Reliquaire, 1996
Edmund Alleyn : la théâtralité de l’intime
L’apparence des choses et le passage du temps caractérisent la production d’Edmund Alleyn qui s’échelonne sur plusieurs décennies. À travers la diversité de ses œuvres, réapparaît constamment la même conception du temps qui se traduit par une inquiétude obsédante face à la condition humaine et au devenir de l’humanité.
Les décennies 1980 et 1990 sont marquées chez Alleyn par un retour à la peinture figurative avec les séries Indigo et Vanitas. Cette dernière, à laquelle appartient l’œuvre Reliquaire (1996), se compose essentiellement de natures mortes monochromes violacées, rehaussées de blanc et de rouge, qui font la transition entre le monde des humains et celui des objets.
Dans ses natures mortes, Alleyn dépeint avec un vocabulaire intime, un monde spectral qui met froidement en scène des objets domestiques — fauteuil, lampe, guéridon, vase, etc. — qui s’évanouissent et évoquent les vestiges d’une existence ou bien la présence ou l’absence énigmatique d’une présence humaine par le biais de souvenirs, tels des portraits de famille. La théâtralité du récit est suggérée par des « mots-images » qui tiennent ici lieu de sujet.
Avec Reliquaire, l’artiste signe une œuvre hors du temps, un temps où il n’y a ni début ni fin. Le tableau baigne dans une lumière violacée qui irradie complètement les objets eux-mêmes, créant ainsi une atmosphère où le temps semble suspendu. L’illusion est presque photographique. Dans ce décor de théâtre, qui n’en est pas vraiment un, il se dégage un effet d’intemporalité où tout peut arriver ou encore tout est déjà survenu depuis longtemps.

Nicolas Baier, Chrysanthème, 2001
Nicolas Baier : l’exploration du gros plan
Chrysanthème (2001) est une épreuve photographique à développement chromogène qui montre, en gros plan, une fleur aux couleurs verdâtres suspendue dans le temps et l’espace. Par la représentation d’une fleur dans ses différentes étapes menant à son flétrissement, sujet typique aux natures mortes et aux vanités, Nicolas Baier, comme Edmund Alleyn, fait un commentaire sur le passage du temps et sur la non-immuabilité de l’espèce humaine.
Chrysanthème est une image composée d’une multitude de photographies prises de la même fleur pendant une période temporelle déterminée par l’artiste. Ces nombreuses photographies sont ensuite fondues en une seule afin de donner l’illusion d’une image homogénéisée. Chrysanthème présente ainsi, de manière simultanée, la fleur à différentes étapes de son cycle de vie, de son flétrissement qui devient indiscernable pour le spectateur. Contrairement aux œuvres comme 05/06/07 (2000)(4), qui laissent apparentes les manipulations numériques de l’image, il n’en est rien pour Chrysanthème. Par ses divers procédés d’élaboration de l’image photographique, Baier parvient à offrir une image tangible du passage du temps et à une représentation de l’« invisible ».

Gwenael Bélanger, Broyer du noir (no 1), 2011
Gwenaël Bélanger : la nature morte éclatée
Depuis près d’une dizaine d’années, le thème de la chute représente le fil conducteur de la production de Gwenaël Bélanger. Dans ses différents projets, comme Casser l’image (2011), Le faux mouvement (2009), Le tournis (2009) et Broyer du noir (2011), l’artiste utilise le miroir et le verre dans des situations extrêmes de chutes et d’éclatement.
Saisissant des moments précis de la chute de ces pièces de verre, les images auxquelles nous confronte Bélanger semblent directement dictées par le bon vouloir du destin : la manière dont les éclats de verre réagissent à leur chute résulte d’un processus totalement aléatoire. L’artiste se plaît ainsi à explorer les différents enjeux de l’image par le biais de jeux de réflexion, de fractionnement de l’espace et de morcellement de l’image.
Composée de quatre œuvres, la série Broyer du noir se déploie comme des tableaux photographiques où se confondent entièrement les concepts de planéité et de profondeur. Elles puisent ainsi à différents degrés et sous divers formats la réalité réflexive du miroir et ses effets de multiplication. Avec la série Broyer du noir, Bélanger s’inscrit à sa manière dans la tradition de la nature morte en peinture. En effet, la composition de ses œuvres est créée par l’utilisation de formes et d’objets reconnaissables, superposés à des plaques de verre trafiquées de manière à confondre la mise au point de la prise de vue avec un flou planifié.
Par le biais de ses différentes séries explorant le même procédé, l’artiste réussit à analyser et à mettre en scène une multitude de possibilités et de tableaux, issus de la seule chute d’un objet. Broyer du noir incarne une réflexion très ancrée au sein de pratiques actuelles autour de la sémiotique de l’image fabriquée, le brouillage des références spatiales et l’ambiguïté entre abstraction et figuration, photographie et peinture, etc.
Alors que Leduc, Lefort et Alleyn exploitent l’objet banal du quotidien de manière réaliste, Gwenaël Bélanger et Nicolas Baier partagent l’utilisation du gros plan photographique permettant de lui donner un caractère abstrait, quasi pictural. J’espère que vous avez apprécié autant que moi d’en apprendre davantage sur la nature morte et sur ces œuvres tirées de la collection au MAJ que j’apprécie particulièrement.
Cet article a été écrit par Nathalie Galego, conservatrice adjointe aux collections du Musée d'art de Joliette.
(2) Corbeil, Wilfrid, Le Musée d’art de Joliette, Montréal (Québec), 1971, pp. 245-246.
(3) Trépanier, Esther, « Agnès Lefort à l'exposition Femina», Pistes et fragments. Mélanges à la mémoire de François-Marc Gagnon, Montréal, Le Carnet de l'ÉRHAQ, no 3, printemps 2019, p. 71.
(4) Galego, Nathalie, « Superposition : un art du collage », Musée en quarantaine, Musée d’art de Joliette, Joliette (Qc), avril 2021, https://www.museeenquarantaine.com/post/superposition-un-art-du-collage-theme-22
POUR PARTICIPER À MUSÉE EN QUARANTAINE
Vous avez jusqu'au lundi 28 février pour nous envoyer vos créations artistiques inspirées du thème du mois. L’exposition sera en ligne le jeudi 3 mars 2022.