- cblachot
Le Musée se collectionne (thème 25)
Dernière mise à jour : 16 juin 2021
Au cours des deux dernières décennies, le Musée d’art de Joliette (MAJ) a multiplié les collaborations avec des artistes pour explorer et utiliser les collections comme matériau dans le but de nourrir leurs recherches artistiques, d’engager un dialogue entre des œuvres de différentes époques et, ultimement, d’apporter des éléments de réponses à diverses interrogations. Les résultats de ces collaborations ont donné lieu à des résidences, des cartes blanches, des accrochages temporaires de la collection, non seulement dans les salles d’expositions, mais aussi dans les espaces de circulation, des installations in situ et des intégrations d’art contemporain à même les salles des collections permanentes, traditionnellement dédiées aux collections muséales historiques. Cette tendance à interagir avec les collections permet aux artistes de prendre part, d’une certaine façon, aux activités des musées.
Cette voie prise par le MAJ n’est pas unique. Elle s’inscrit dans une mouvance plus large qui se décrit comme une volonté marquée pour la mise en valeur et la diffusion des collections muséales depuis plus d’une vingtaine d’années. Les musées sont en perpétuelle recherche de propositions afin d’innover dans la présentation de leurs expositions permanentes. De plus, à l’ère du numérique, les musées sont enclins à suivre la voie de la mise en valeur de leurs collections à travers de nombreuses propositions numériques et multimédias. Le groupe de recherche et réflexion CIÉCO[1] s’intéresse par ailleurs tout particulièrement aux usages des collections.
Les collections et les musées sont, dans ces contextes, devenus littéralement des terrains de jeu. Ils sont des lieux d’expérimentation et de recherche fertiles autant pour les artistes que pour les professionnels des musées.
Non seulement l’usage et la mise en valeur des collections constituent un intérêt pour moi, mais je me sens intimement liée à l’histoire du MAJ de la dernière décennie, étant donné ma participation de près aux projets de réaménagement des salles d’expositions permanentes, de la publication du catalogue des collections et du déménagement des collections. J’ai eu le privilège de participer à ce grand chantier en compagnie d’une formidable équipe de technicien.ne.s en muséologie. Pour ces raisons, j’aimerais vous faire découvrir trois corpus d’œuvres d’artistes différents ayant créé des œuvres qui témoignent précisément de l’histoire du MAJ, de sa mémoire.

David K. Ross, Musée d'art de Joliette: 19,800 seconds, 2007.
David K. Ross : «le photographe des choses cachées»[2]
Depuis le début des années 1990, l’artiste montréalais David K. Ross explore les coulisses et les espaces d’entreposage des œuvres d’art dans des contextes tant privés qu’institutionnels. En ce sens, le projet Dark Rooms, entamé en 2007, en fait l’un des plus emblématiques de sa pratique. Les œuvres issues de ce projet sont des photographies prises dans les espaces sombres de réserves de plusieurs musées et d’ateliers d’artiste. Porteurs de mémoire, les objets des collections muséales sont, en raison de leur fragilité, le plus longtemps possible invisibles aux visiteurs. Ils se révèlent d’une manière tout à fait originale dans les photographies de Ross.

David K. Ross, Musée d'art de Joliette: 12,640 seconds, 2008
Trois de ses photographies ont été captées dans les réserves du MAJ, en 2007 et 2008, dans le but d’en dresser un portrait à un moment précis de leur histoire. En ces lieux de conservation pour la postérité, l’obscurité est maîtresse. La seule et rare lumière perceptible est celle provenant d‘une salle attenante ou encore des panneaux lumineux de signalisation indiquant les sorties d’urgence.
Dans la photographie Musée d'art de Joliette: 19,800 seconds (2007), teintée de rouge, apparaissent des œuvres bidimensionnelles emballées dans des caissons numérotés et rangés sur des étagères, ainsi que des sculptures religieuses reposant sur des chariots roulants, placés de façon arbitraire dans l’espace. Cette œuvre a été présentée dans l’exposition Voir/Noir. Une vision à perte de vue la même année. Tandis que les œuvres Musée d'art de Joliette: 1,240 seconds (2008) et Musée d'art de Joliette: 12,640 seconds (2008) sont particulièrement sombres, les objets capturés par la photographie restent difficilement discernables. C’est donc la longue durée d’exposition, s’étalant parfois sur plusieurs jours, qui caractérise spécifiquement les œuvres de la série Dark Rooms. C’est ce que révèle d’ailleurs le chiffre dans les titres des œuvres, c’est-à-dire la durée où l’obturateur de l’appareil photo laisse entrer la lumière. L’image est ainsi lentement captée par la pellicule photographique.

David K. Ross, Musée d'art de Joliette: 1,240 seconds, 2008
Stéphane Gilot : documenter l’acte de mémoire
Le projet qui suit me touche personnellement, car j’ai participé à quelques-unes des phases de sa création. J’apparais même dans certaines vidéos qui font désormais partie de la collection du MAJ. D’une certaine façon, je peux affirmer que je fais partie de la collection et de l’histoire de l’institution.
En 2013, le Musée entamait la première étape de son grand projet de rénovation et de mise aux normes : l’emballage et le déménagement de l’entièreté de sa collection, afin de permettre la tenue des travaux de déconstruction puis de reconstruction. Le 21 décembre 2013, mes collègues technicien.ne.s et moi-même étions les derniers employés à quitter l’ « ancien » musée, l’ensemble de l’équipe ayant déménagé deux mois plus tôt. En janvier 2014, le Musée remettait les clés du bâtiment à l’entrepreneur qui allait être le maître des lieux pendant plus d’une année. Au cours de cette année de travaux, j’ai eu le privilège de visiter le chantier à quelques reprises. J’ai ainsi eu l’occasion de contempler la scène de l’auditorium qui occupait le sous-sol avant la construction des réserves du MAJ et qui est sortie de terre temporairement, avant d’être à nouveau « enterrée ».
C’est dans ce contexte historique qu’en 2013 le Musée invitait l’artiste Stéphane Gilot à faire une résidence et à s’approprier non seulement le sujet du musée, mais le MAJ tel quel. Les différentes étapes du projet de rénovation du Musée — le dénuement complet de ses salles, le déménagement de sa collection et le démantèlement du bâtiment — sont devenues les jalons d’une investigation déambulatoire portée par l’artiste.

Stéphane Gilot, Les oignons ou la chaîne de travail?, 2013
Bien que certaines structures du MAJ soient demeurées en place lors de la rénovation, cette expérience radicale vécue par le MAJ a laissé des traces dans l’architecture. Gilot a cherché à les révéler en documentant l’évolution des structures dans cet entre-deux temporel, notamment sous forme vidéographique. Les onze (11) vidéos créées dans le cadre de cette résidence résultent de la recherche de l’artiste et, le plus important, elles témoignent de l’histoire et de la transformation du Musée à travers le temps, processus documentaire porteur d’une grande richesse. Ainsi, l’histoire factuelle du MAJ a permis à Gilot de mettre en lumière et de porter un regard critique sur des enjeux qui touchent l’ensemble des institutions muséales, dont la relation singulière qu’elles entretiennent avec l’histoire et la mémoire à travers leurs collections ainsi que l’espace physique de leur bâtiment voué à un agrandissement sans fin.
Profitant d’une panne de courant majeure, l’artiste a filmé l’œuvre Réserve la nuit (mobilex) (2013) dans les réserves du Musée. Sous le faisceau lumineux d’une lampe de poche, on y voit les mobilex, ces pièces de mobilier destinées à conserver les objets tridimensionnels d’une collection. On entrevoit également les grillages des porte-tableaux, alors vides. Plongés dans cette partielle obscurité, les objets apparaissent comme les vestiges précieux d’un lieu privé, interdit. D’autres vidéos ont été tournées dans la salle d’exposition permanente, Les siècles de l’image (2002-2013), comme Les visiteurs (2013) dans laquelle on voit déambuler les visiteurs devant l’œuvre surdimensionnée CPX.W. (1986) d'Yves Gaucher. Certains discutent, d’autres sont accroupis au sol et contemplent l’œuvre. Cette même œuvre a été le sujet d’une seconde vidéo : Le grand Gaucher — 30 secondes d’apesanteur (2013) qui documente le déplacement de l’œuvre qui a nécessité des manœuvres délicates considérant que le MAJ n’avait pas, en 2013, de monte-charge. La vidéo suit le déroulement de cette activité effectuée par les technicien.ne.s du Musée, de son décrochage dans l’exposition permanente à sa mise en caisse dans les salles d’expositions temporaires du rez-de-chaussée alors transformées en atelier dans le cadre du déménagement des collections.

Stéphane Gilot, Réserve la nuit (mobilex), 2014
Mathieu Grenier : extraire l’histoire expositionnelle
Tout comme pour le projet de Stéphane Gilot, un ensemble d’œuvres réalisées par Mathieu Grenier ont également été conçues dans le contexte de la rénovation du MAJ, en 2013. Alors technicien au MAJ, Grenier a lui-même proposé son projet à l’équipe de conservation. Profitant de la destruction à venir des salles du Musée, il crée la série Au-delà des signes. Elle rassemble des œuvres qui sont, au sens propre, des extractions de murs selon la forme exacte d’œuvres choisies dans la section dédiée à la modernité picturale de l’exposition permanente Les siècles de l’image.
Teintées de la silhouette des chefs-d’œuvre absents, les œuvres de la série Au-delà des signes, par leur blanc – jamais le même – et leur format, réaffirment l’abstraction comme un genre non confiné aux limites de son cadre. Par une étonnante économie de gestes, Grenier rend œuvre ce qui est habituellement à la marge.[3] Les œuvres de cette série posent un nouveau regard : celui du technicien de montage sur l’espace d’exposition constitué de murs blancs, aseptisé. « Ainsi, si l’extraction des prélèvements tient davantage d’une prouesse technique relevant de l’univers du technicien que de celui du peintre, le sujet reste celui de la peinture. »[4]
Une double dimension, artistique et historique, émane de la série Au-delà des signes. « L’allure blafarde, presque fantomatique, de l’ensemble évoque l’absence et le vide : les prélèvements rappellent à la mémoire l’un des moments importants de l’abstraction au Québec, tout en la poursuivant par la proposition de monochromes. »[5] Ces œuvres, ou prélèvements, agissent telles des réminiscences. Elles témoignent de l’intérêt de l’artiste pour la mémoire des œuvres, de leur exposition. Ces œuvres sont non seulement les témoins d’une exposition issue du passé, mais impliquent également un effort mnémonique de reconstitution de notre histoire de l’art, soit ici, l’un des pans de l’abstraction au Québec. [6]
À travers les corpus de David K. Ross, Stéphane Gilot et Mathieu Grenier, l’histoire factuelle du MAJ est mise en lumière à partir d’enjeux propres aux institutions muséales. Chacun à leur manière, ils ont transposé dans des productions artistiques leur propre expérience, voire leur relation singulière avec le Musée d’art de Joliette. Chacun des corpus présentés dans cet article entretiennent des liens étroits avec l’histoire et la mémoire à travers l’acte de collectionner et l’agrandissement des espaces institutionnels. Chacune des œuvres issues de ces corpus sont des bouts d’histoire, des moments précis, captés pour l’éternité. Comptant désormais au sein de sa collection des œuvres dont il est lui-même le sujet, c’est comme si le Musée d’art de Joliette se collectionnait lui-même.
Cet article a été écrit par Nathalie Galego, conservatrice adjointe des collections, Musée d'art de Joliette.

Stéphane Gilot, Les fantômes, 2014
[1] Groupe de recherche et réflexion : Collections et Impératif évènementiel / The Convulsive collections : http://cieco.umontreal.ca/ [2] Delgado, Jérôme, « Le photographe des choses cachées », Le Devoir, le 29 mai 2010 [3] Delgado, La Presse 28 mars 2015 [4] http://www.bellemarelambert.com/fr/exposition/mathieu-grenier [5] http://www.bellemarelambert.com/fr/exposition/mathieu-grenier [6] Hénaire, Maude P., Mathieu Grenier, Galerie Roger Bellemare, Communiqué de presse, 2015
Pour aller plus loin dans votre réflexion :
David K. Ross
➔ Consultez la page de l’exposition Voir/noir. Une vision à perte de vue pour découvrir les vues des salles et les œuvres.
➔ Consultez la page de l’artiste pour en découvrir davantage sur sa pratique.
Stéphane Gilot
➔ Pour en savoir plus sur le projet consultez Le catalogue des futurs :
➔ Pour en savoir plus sur la pratique de Stéphane Gilot, visionnez cette capsule produite par La Fabrique culturelle en 2017.
Mathieu Grenier
➔ En suivant ce lien, vous en apprendrez davantage sur l’artiste et sa pratique en visionnant cette rencontre entre Mathieu Grenier et Éric Bolduc. Elle fait partie de Rats de ville, une série webtélé coproduite par L’Arcade Studio Transmédia et Bell Local et co-diffusée par Bell (vidéo sur demande) et ratsdeville (web).
➔ Consultez la page de l’artiste pour en découvrir davantage sur sa pratique.
➔ Pour avoir un aperçu de la production de la série Au-delà des signes et de son exposition à la Galerie René Blouin en 2015.
Les collections muséales comme matériau
➔ Si le sujet des usages des collections par les Musées vous intéresse, je vous invite à suivre les activités du CIÉCO
POUR PARTICIPER À MUSÉE EN QUARANTAINE
Vous avez jusqu'au mercredi 30 juin à midi pour nous envoyer vos créations artistiques inspirées du thème du mois. L’exposition sera en ligne le jeudi 8 juillet 2021.