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  • Anne-Marie St-Jean Aubre

Martin Désilets : Poésie de l’accumulation et de la superposition (thème 23)

Thème du mois : Superposition

En avril 2019, alors que je décidais un samedi après-midi d’aller me promener dans les centres d’artistes du 5455 de Gaspé, je suis tombée par hasard sur Martin Désilets qui accueillait les visiteurs et les visiteuses dans son exposition Matière noire / L’index présentée au centre Occurrence. Je connaissais le travail de Martin, on s’était déjà rencontré chez une amie commune, mais je n’avais jamais eu l’opportunité de discuter plus en détail de sa démarche.


C’est par un ancien corpus présenté en 2012 dans une exposition qui avait pour titre Entre des fragments de choses, d’espace et de temps, explorant entre autres les correspondances entre la peinture et la photographie, que j’ai découvert sa pratique artistique. Je travaillais alors pour le magazine de photographie Ciel Variable et j’étais donc attentive à l’actualité de ce médium. Le communiqué de presse annonçant l’exposition était passé par mon bureau et mon regard avait été happé par certaines œuvres sélectionnées par le commissaire Patrice Loubier. Elles donnaient à voir en gros plans les traces laissées par le frottement des pneus sur les palissades protectrices du circuit Gilles-Villeneuve, sur l’île Notre-Dame à Montréal. Étonnement, les résidus de gomme évoquaient la gestuelle de la peinture, et cette correspondance, révélée par l’appareil photo qui permet d’isoler un détail en cadrant serré, faisant oublié le reste du contexte, avait frappé mon imaginaire. Formule 1 et peinture abstraite : ce n’était pas un dialogue auquel je m’étais attendue en voyant les images ! Cette série photographique intitulée Les élégies date de 2006-2009 et, bien que Désilets soit maintenant ailleurs, il y avait déjà là une superposition conceptuelle d’idées fondues l’une dans l’autre qui n’est pas totalement étrangère à ses recherches actuelles.

Martin Désilets, Matière noire / L’index, 2019, vue d’exposition au centre Occurrence.


Martin Désilets s’est d’abord exercé à la peinture avant de se tourner vers la photographie, aujourd’hui son médium de prédilection. Pourtant, on sent encore son amour de la peinture moderniste de Piet Mondrian et Kasimir Malevitch informer de manière souterraine son travail en cours. Par leur démarche, ces deux peintres du début du 20e siècle tentaient de matérialiser une expérience dépassant le visible pour pointer vers une réalité spirituelle, intangible. Et c’est ce même mouvement conceptuel vers un au-delà du regard, exploré paradoxalement par l’entremise de la photographie, le médium qui permet l’indexation la plus exacte du réel, qui occupe actuellement Désilets. Présentés au Musée d’art de Joliette à partir du 19 juin prochain, les corpus Matière noire, Lieux-Monuments et un projet réalisé en résidence dans les réserves du MAJ seront rassemblées sous le titre Les tableaux réunis. Fil conducteur de l’exposition, l’abstraction en photographie sera explorée par les trois œuvres de l’artiste.


Élégie #2, 2007-2008, impression au jet d'encre archive (photographie), 76 cm x 233 cm



***

« … le résultat le plus monumental de l’entreprise photographique est de nous donner le sentiment que le monde entier peut tenir dans notre tête, sous la forme d’une anthologie d’images. »


« Dès ses débuts, la photographie impliqua la capture du plus grand nombre possible de sujets. Jamais la peinture n’eut une visée aussi ‘’impériale’’. »

Susan Sontag, « La caverne de Platon », in Sur la photographie, 2008 [1973]


« On pourrait aussi définir une photographie comme une citation, ce qui fait qu’un album ressemble à une anthologie de citations. »

Susan Sontag, « Objets mélancoliques », in Sur la photographie, 2008 [1973]



Le projet Matière noire de Martin Désilets s’est amorcé lors d’une résidence d’artistes à Paris, au Couvent des Récollets. Dans une petite vidéo que vous pouvez consulter sur le site de Musée en quarantaine, l’artiste explique que c’est son expérience des musées français bondés qui l’a amené à imiter le comportement de ceux et celles qui l’irritaient en photographiant, comme elles et eux, toutes les œuvres exposées. Ce faisant, il s’est en quelque sorte constitué un musée imaginaire, son musée imaginaire, répertoriant des images de toutes les œuvres modernes et contemporaines qu’il a pu observer depuis ce voyage en 2017. Puis, peut-être sous le coup d’une inspiration géniale, il a décidé de superposer en un même fichier toutes les images captées, ce qui a pour effet de fondre progressivement les sujets les uns dans les autres. En résulte une image fantôme toujours un peu différente selon l’état du processus, où l’on devine une accumulation d’informations sans pour autant y avoir réellement accès.


J’ai d’abord pensé que c’est par dépit ou par esprit de dérision, pour faire écho au peu d’attention que ceux qui photographient systématiquement les œuvres dans les musées accordent à l’objet de leur viseur, que Martin Désilets s’est mis à photographier compulsivement les œuvres entraperçues tant bien que mal dans les musées, mais cette interprétation simpliste serait fautive. Se voyant refuser l’expérience de contemplation qu’il souhaitait vivre avec les œuvres, comme si son mode d’interaction avec l’art n’était pas permis, ou pire, n’était plus admis, l’artiste a réagit. Il s’est tourné vers l’appareil photo moins pour imiter que pour participer, en se pliant ainsi au mode d’expérience prédominant. À l’origine, son geste n’était donc pas la mise en œuvre d’un programme créatif prémédité, mais une réponse à une situation vécue. Regarder à travers le viseur de l’appareil instaure une certaine distance avec le moment capté – comme si l’artiste se dissociait ici de ce comportement inhabituel pour lui dans la rencontre avec une œuvre d’art – tout en mettant le sujet en action. Ainsi, de manière ambigüe, le geste de Désilets était peut-être à la fois un refus et une capitulation, une mise à distance évitant pourtant la passivité. En optant pour l’engagement dans l’expérience, il transformait un sentiment premier d’exclusion en une expérience positive. « La photographie est devenue l’un des principaux procédés mis en œuvre pour vivre les choses, pour donner une impression de participation[1] », nous dit Susan Sontag, une intellectuelle américaine dont le nom reviendra tout au long de ce texte.


Martin Désilets au travail à la Fondation Beyeler, 2021


C’est que pour accompagner ma méditation sur le travail de Désilets, je me suis tournée vers Susan Sontag, une critique dont les textes sur la photographie, rassemblés dans l’ouvrage Sur la photographie, ont marqué les années 1970. Dans son article « La caverne de Platon », elle affirme que « [l]a photo est une mince tranche d’espace autant que de temps[2] ». En condensant plus de quatre ans de pérégrinations dans les lieux culturels d’ici et d’ailleurs, la série photographique de Désilets poursuit cette idée en la complexifiant. Matière noire s’offre comme une addition de photographies singulières, donc une addition de lieux et de temps, ce qui en fait une métaphore de la mémoire, imaginée comme un vaste disque dur où sont stockées des informations. Mais sous quelle forme ? Le fonctionnement de la mémoire échappe au commun des mortels. Éveillées par certains stimuli, des réminiscences visuelles, olfactives, sensitives émergent d’un magma immatériel, alors que d’autres s’effacent à jamais. Pour créer ces images photographiques qui échappent au regard hâtif, dont on perçoit l’épaisseur, le poids, malgré leur fine présence matérielle concrète, l’artiste détruit une à une ses photographies en les insérant dans la chaîne des superpositions. Il produit une somme, marquée ici d’une nuance, là d’un mouvement ou d’une arrête, qui s’évanouissent au fil du processus additif. Il faut du temps pour apprécier ces œuvres conceptuelles aux tonalités de gris. Un temps qui est celui de la contemplation, de la réflexion, voir de la communion. L’objectif de Désilets est d’atteindre le noir total, le monochrome, l’utopie qu’est l’œuvre qui contiendrait (symboliquement) toutes les œuvres, ce qui devrait, selon ses estimations, nécessiter l’enregistrement de près de 150 000 réalisations artistiques. Il faut du temps aussi, du souffle, pour créer une telle production.


Toujours dans La caverne de Platon, Sontag suggère que : « Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un être (ou d’une autre chose). C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps.[3] » Désilets semble adhérer à une telle vision, puisque dans ses mots, Matière noire est « une mise en acte de la disparition » et une « façon d’apprivoiser la finitude ». La photographie est un enregistrement qui réfère nécessairement au passé, à un évènement révolu. Elle est une trace qui immortalise quelque chose de perdu. Elle est bien, en ce sens, un objet mélancolique, pour reprendre le titre d’un autre article de l’autrice.


Martin Désilets en résidence dans les réserves du MAJ


« La vie n’est pas faite de détails significatifs, illuminés l’espace d’un éclair, fixés pour toujours », nous dit encore Sontag. « Les photographies le sont.[4] » La vie file à toute allure, et la photographie a pu devenir cet outil qui nous procure un certain sentiment de contrôle sur son cours. D’où son emploi social pour marquer les grands moments de l’existence. Ailleurs, Sontag ajoute que « [le] besoin de voir la réalité confirmée et le vécu exalté par des photos constitue un mode de consommation esthétique dont personne aujourd’hui n’est capable de se passer.[5] » C’est parce que la photographie nous donne le sentiment d’une prise sur l’existence que son emploi s’est démocratisé à la vitesse de l’éclair. En enregistrant le temps, elle donne l’impression de ralentir le temps. Elle est aussi un outil de discrimination qui nous permet de conférer une importance à certains moments, et donc à octroyer du sens à ce que l’on fait, à ce que l’on vit. Sontag insiste : « […] la photographie n’est pas pratiquée comme un art par la plupart des gens. C’est principalement un rite social, une défense contre l’angoisse et un instrument de pouvoir.[6] » En ce dotant d’un protocole artistique qui l’occupera pour de nombreuses années, Marin Désilets a-t-il calmé une forme d’angoisse existentielle doublée d’une angoisse de la page blanche en dressant un rempart face à l’inconnu ? Et qu’en est-il de la qualité de présence, au moment de l’expérience, dans l’instant présent, non médié par l’appareil ? Béquilles, nos Iphone, nos comptes Instagram et Facebook ne sont-ils pas sur le point de prendre le pas sur notre appréciation du moment présent ? Sur notre capacité à le vivre en direct, accélérant un mouvement déjà en branle depuis la démocratisation de l’appareil photo ? En proposant des images qui forcent à ralentir le regard, Martin Désilets valorise l’expérience, sa qualité. Il insiste pour en faire un moment important.


Dans les débuts de la photographie, « [le] photographe était considéré comme un observateur très précis mais qui n’intervenait pas : comme un scribe, non comme un poète.[7] » Sontag ajoute, toujours dans L’Héroïsme de la vision, qu’en comparant peinture et photographie, on suggérait que « le peintre construit » alors que « le photographe révèle »[8]. Avec Matière noire, je n’hésiterais pas à dire que Désilets agit comme un poète qui dépasse la simple consignation de la réalité, sa révélation, pour nous permettre d’entrapercevoir la part affective de nos images mentales, en construisant un artéfact qui rend perceptible une part autrement invisible de l’expérience. Et tout cela par un geste aussi simple que celui de la superposition.


Martin Désilets en résidence dans les réserves du MAJ

 

[1] Susan Sontag, « La caverne de Platon » in Sur la photographie, Paris, Christian Bourgeois, 2008 [1973], p. 25. [2] Ibid., p. 41. [3] Ibid., p. 32. [4] Sontag, « Objets mélancoliques », in op. cit., p. 119. [5] op. cit., « La caverne de Platon », p. 43. [6] Ibid., p. 22. [7] Sontag, « L’héroïsme de la vision », in op. cit., p. 127-128. [8] Ibid., p. 133.


Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette.

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