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  • Photo du rédacteurBrigitte Trépanier

Semaine 10 – Témoigner de l’invisible

Dernière mise à jour : 1 juin 2020

Thème de la semaine : art et spiritualité


La collection du Musée d’art de Joliette comporte plusieurs œuvres représentant des scènes religieuses et des Saints. Ceci s’explique entre autres par l’histoire de la fondation du Musée, rappelée par ma collègue Émilie Grandmont Bérubé dans une autre entrée de ce blogue. On y trouve également tout un patrimoine matériel lié aux rites de l’Église. La dimension du sacré est évoquée dans ces œuvres et dans l’usage associé à ces objets.

Dans toutes les religions iconophiles, l’image sert d’intermédiaire entre les croyants et leurs dieux. Dans la religion catholique, à la suite du concile de Trente, on lui donne pour fonction d’enseigner, d’émouvoir et de convaincre, à travers des mises en scène spectaculaires empreintes d’intentions didactiques et des représentations naturalistes qui favorisent l’identification. Souvent, ces images racontent : c’est par la narration qu’elles transmettent un message religieux, ou parfois une réflexion critique envers la religion.

Avec la modernité, la dimension spirituelle de l’existence s’est élargie. Plusieurs vivent leur spiritualité sans s’identifier à une religion. Les artistes se sont ainsi progressivement détournés des scènes religieuses et des protagonistes de la Bible pour explorer d’autres avenues de représentation des forces invisibles qui animent l’existence, investissant notamment le champ de l’abstraction. Alors que pendant plusieurs siècles, la religion contribuait à donner un sens à la vie, à partir du moment où on s’en est progressivement détournée, il a fallu répondre autrement aux interrogations, doutes, dilemmes moraux, et mystères de l’existence. Le sens de la vie n’était plus à chercher hors de soi, en lien avec un au-delà par exemple, mais en soi. Sans règles prescrites agissant comme guides pour réussir sa vie, il a fallu puiser ailleurs, trouver soi-même comment s’accomplir. Avec « la mort de Dieu », c’est la notion de la transcendance qui a perdu de sa valeur, pour se transformer en un investissement de l’ici et maintenant, dans l’immanence de nos vies humaines, mortelles, matérielles. Par conséquent, le rapport à la mort s’en est trouvé bouleversé et intensifié.

Un des rites associés à la religion concerne justement la mort et le deuil. Comment vivre avec la notion de notre finitude ? Comment marquer le moment de la mort et faire son deuil ? L’image du passage vers l’au-delà, de l’âme qui s’élève à la manière de l’encens, se cristallise dans le rite catholique de l’encensement. L’inhumation du défunt, sa mise en terre, est l’étape ultime de la célébration des funérailles, et se calque sur celle de la mise au tombeau. Comment vivre son deuil en dehors des gestes religieux liés à ces rituels ? La croyance en un monde qui dépasse le nôtre (ce que j’appelais un peu plus haut la notion de transcendance) ne calme plus notre souffrance devant la perte d’un être cher, ou notre crainte devant la mort. Dans ce contexte, la mémoire devient ce lieu immensément important, ce seul espace où survivent les êtres chers qui nous ont quittés.

Cette semaine, ces idées m’ont fait réfléchir au travail de deux artistes contemporaines qui ont chacune développé une recherche artistique abordant la notion du deuil, à la suite de la disparition d’un proche. Elles ont su à la fois apaiser leur tristesse, faire sens de leur expérience et rendre hommage à l’être aimé – un mari, un père – à travers leur œuvre, sous la forme d’une série photographique ainsi que d’une vidéo pour Spring Hurlbut, et d’un livre d’artiste pour Céline Huyghebaert.

Spring Hurlbut, Otis and Barley, 2019. Avec l'aimable collaboration de Georgia Sherman Projects 


Spring Hurlbut

Récipiendaire du prix du Gouverneur général en arts visuels et médiatiques en 2018, Spring Hurlbut présentera son travail au MAJ à l’hiver 2021. Elle a toujours voulu célébrer par l’art les aspects éphémères et intangibles de la vie, ce qui l’a amenée à s’intéresser notamment au thème de la vanité et aux méthodes des musées d’histoire naturelle, qui tentent d’évoquer la vie animale à travers des mises en scène pourtant inertes. Cette tension entre le vivant et le non-vivant, et une réflexion sur le rôle du Musée en tant que lieu de mémoire, sorte de mausolée, est au cœur de sa démarche. À la mort de son père, sa mère lui a remis ses cendres, et c’est plusieurs années plus tard qu’elle a eu l’envie de lui rendre hommage à partir de sa pratique artistique en photographie. Depuis, elle a réalisé plusieurs « portraits photographiques » abstraits à partir des cendres de défunts remises par des familles qui lui demandent de créer une œuvre marquant leur mort.


Spring Hurlbut, Cujo and Boomer 2,  2019. Avec l'aimable collaboration de Georgia Sherman Projects 


Ses images, sobres, suggèrent un lien entre l’infiniment petit des poussières corporelles et l’immensité de l’univers dont ces êtres humains font partie. Le micro et le macro se rejoignent poétiquement dans ses compositions qui n’ont rien de macabre : elles sont plutôt, pour l’artiste, une célébration de la vie de ces personnes disparues, dont elle traite les restes avec un grand respect. Elle prend très au sérieux la confiance que les gens lui portent, le privilège qu’ils lui donnent d’offrir une dernière forme à leur être aimé. Une fois les œuvres réalisées, elle remet les cendres dans les urnes et les retourne à leur propriétaire.

Spring Hurlbut, Cujo 1,  2019 

Avec l'aimable collaboration de Georgia Sherman Projects 


En 2016, elle a d’ailleurs créé une série dédiée à son défunt mari, l’artiste Arnaud Maggs, qui joue sur le contraste entre l’ordre et le désordre, en écho à son travail. Elle voit cette série comme une dernière collaboration qui les relie. La vidéo Airborne, réalisée en 2008, fait penser à une version toute personnelle du rite de l’encensement : par le simple geste d’ouvrir une boîte, les fines parcelles de ce qui était un corps s’envolent en de lentes volutes qui se déploient dans l’air, jusqu’à s’évanouir pour l’éternité. Successivement, six dernières danses sont présentées ainsi dans une vidéo toute simple, mais poignante. Ultimement, il s’agit par ce travail de faire face à notre inévitable destinée ; il s’agit d’apprendre à contempler la mortalité sans détourner les yeux. Parce que les œuvres sont paisibles, profondes, elles nous permettent peut-être de nous engager dans une réflexion qui nous réconcilie avec cette étape ultime.


Céline Huyghebaert

Ce sont les mots qui fascinent Céline Huyghebaert. Par eux, elle cherche à matérialiser l’invisible, à repousser toujours plus loin l’indicible, à garder une trace de ce flux de l’existence, qui s’écoule et s’oublie en grande partie, malgré tous nos efforts pour le retenir. C’est souvent en optant pour le détour, en allant à rebours de ce que les mots disent pour faire apparaître leur envers, leur silence, qu’elle réussit à cerner leur sens.

« Et pourtant, tout ce qui reste visible, dicible, c’est souvent le superflu, l’apparence, la surface de notre expérience. […] Plus les choses sont intenses, plus il leur devient difficile d’affleurer dans leur entièreté. […] L’acte même d’oublier, de plus en plus, est nécessaire absolument : si 80% de ce qui nous arrive n’était pas refoulé, vivre serait insoutenable. C’est l’oubli, le vide, la mémoire véritable : celle qui nous permet de ne pas succomber à l’oppression du souvenir, des souffrances aveuglantes et que, heureusement, on a oubliées. »

Marguerite Duras, La Passion suspendue, citée par Céline Huyghebaert dans Le drap blanc.


Céline Huyghebaert, Le drap blanc, 2017. Photo : Jean-Michael Seminaro

En 2017, alors que je travaillais à la Fonderie Darling à Montréal, j’ai invité Céline Huyghebaert à exposer son projet Le drap blanc à l’occasion du lancement de son livre d’artiste éponyme, publié en 100 exemplaires numérotés. L’ouvrage Le drap blanc a par la suite été édité par Le Quartanier en 2019, et lui a valu le prix du Prix du Gouverneur général en littérature la même année. Ce projet qui s’est échelonné sur cinq ans a débuté avec la mort de son père. Par une longue enquête, elle a essayé de conjurer l’effacement de celui avec qui elle entretenait un rapport trouble. Ayant quitté la France pour s’installer au Québec en 2002, elle s’était progressivement éloignée avec le temps de ce membre de sa famille. Par ce geste d’écriture, de reconstitution patiente, elle scrute le vide et la culpabilité que cette absence a installés en elle. Parce qu’elle n’a pas été là au moment de sa mort, n’a pas pu veiller à ses côtés, faire ses adieux, assister au dernier souffle, mais peut-être plus que tout, se réconcilier avec cet être humain complexe à la source de sa propre existence.

« Ou bien le contraire de la présence ne serait pas l’absence, mais la disparition ? »

Ryoko Sekiguchi, La voix sombre, citée par Céline Huyghebaert dans Le drap blanc.


Céline Huyghebaert, Le drap blanc, 2017. Photo : Jean-Michael Seminaro


Dans ce livre, l’artiste explore les vides, les trous, les blancs qui parsèment tous les récits de vie. Comment reconstituer la vie de quelqu’un ? La distiller pour que le récit en transmette l’essence ? Entreprise impossible. C’est la sincérité avec laquelle elle partage son processus qui touche dans ce livre à la forme éclatée : questionnaires, dialogue de pièce de théâtre, souvenirs, photos, citations, rêves, liste, analyse graphologique, témoignages. Autant d’avenues pour dresser le portrait d’un disparu, un portrait tout aussi imaginaire que réel, révélateur autant de l’autrice que de son paternel. Et plus le temps passe, plus le brouillard de la fiction s’épaissit, avec peut-être moins pour conséquence de nous éloigner de la vérité que de nous rapprocher des sensations, qui sont elles aussi vérité.


Chacune à leur manière, Spring Hurlbut et Céline Huyghebaert font de la célébration de la vie et du travail du deuil le centre de leurs œuvres. Elles élaborent des rites personnels pour composer avec l’expérience de la finitude, qui nous concerne tous. Ainsi, leurs œuvres nous émeuvent et contribuent à nous enseigner, par leur vécu partagé, différentes avenues pour gérer cette étape ultime de la vie.

Vue de l’atelier de Céline Huyghebaert. Photo : Céline Huyghebaert.

Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette


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