- jaboileau
Semaine 4 – Raconter, en mots et en images
Dernière mise à jour : 21 mai 2020
Thème de la semaine : art et littérature
Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette, nous invite dans l'univers de l'artiste Cynthia Girard-Renard, en lien avec le thème de la semaine : l'art et la littérature.
Le Musée d’art de Joliette présentait à l’automne 2017 l’exposition Nos maîtres les fous, de l’artiste québécoise Cynthia Girard-Renard. Les dix tableaux au centre de l’exposition s’affichaient comme des portraits satiriques mettant en scène des animaux aux comportements humains. Ainsi, chacune de ses œuvres devenait l’occasion de rassembler sur un même plan des informations en apparence incompatibles afin de composer des mises en scène singulières, qui débusquent avec humour les travers de ses contemporains.
Pour réaliser cette série d’œuvres, l’artiste s’est inspirée, entre autres, des cent vignettes dessinées par Jean-Jacques Grandville, illustrant l’ouvrage Scènes de la vie privée et publique des animaux. Études de mœurs contemporaines, paru en 1840. En préface, l’éditeur P.-J. Stalh disait du dessinateur : « […] qu’il s’est surpassé dès qu’il a pu prendre notre époque corps à corps, et faire, de chacun des sujets qu’il traite, une peinture, moqueuse, il est vrai, mais fidèle, de nos habitudes, de nos ridicules et de nos caractères modernes. » Cette même volonté animait Girard-Renard au moment de la création de ses tableaux.

Cynthia Girard-Renard, Ni Dieu ni maître, 2015
Avec la complicité de Girard-Renard, je me suis amusée, au moment de l’exposition, à proposer un récit interprétant, à ma manière, une des œuvres exposées, soit Ni Dieu ni maître :
« Un renard, un hibou et une tortue échangent entre eux. Sont-ils présents sur la toile en tant qu’eux-mêmes, ou représentent-ils plutôt l’Argent, le Temps et la Paix, qu’on reconnaît à leurs attributs particuliers : un cadran, les marques de luxe Hermès et Louis Vuitton, et un drapeau blanc? À y regarder de plus près, le doute s’installe. L’image se complexifie. Cette tortue tatouée « Gaia » représente peut-être davantage la Terre que la Paix, inspirant la lenteur malgré sa forme menaçante qui rappelle une grenade prête à exploser. Une Terre dont la présence ambiguë, puisqu’elle se fond à l’environnement qui l’entoure, traduit la précarité de sa situation; une Terre qui cherche à renverser les effets du temps en s’offrant une crème anti-âge « LiftActiv Supreme ».
Un dialogue de sourd relie le trio qui ne parle pas la même langue et se défie du regard. Le renard, en voleur fier de sa personne, complexifie la dynamique attendue de la fable Le Corbeau et le Renard qui est esquissée. Alors que dans le récit original l’oiseau s’enorgueillit de ses dons, ici c’est le renard qui paraît vaniteux. Torse bombé, paré des atours du Chat botté, le canidé capitaliste, rusé, tricheur, mais surtout séducteur, semble chercher à gagner du temps pour continuer d’exploiter les ressources de la Terre afin de maintenir son niveau de vie et nier sa condition de parvenu. Avec son badge au slogan anarchiste Ni Dieu ni maître et ses vêtements de luxe, il rappelle qu’anarchisme ne rime pas nécessairement avec gauchisme. Ironie suprême, dans ce rapport de force imagé par le tableau, c’est le Temps, ou peut-être l’Histoire, qui pourra trancher en décidant qui, de l’Argent ou de la Terre, gagnera. Pourtant, le Temps, personnifié par le hibou au cadran, ne paraît être qu’un personnage secondaire dans la composition picturale. Serait-ce qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences? Le pouvoir a plusieurs visages. »
Les œuvres picturales ont longtemps servi à illustrer des récits afin de permettre leur diffusion aux gens illettrés. Ne pensons qu’aux œuvres religieuses, qu’on trouvait dans les églises. En représentant des épisodes importants de la Bible, elles permettaient aussi de diffuser l’enseignement moral qui y était associé. Ces tableaux étaient facilement interprétés par la population puisqu’elle partageait un bagage culturel et des références communes.
J’ai lu récemment le catalogue Shary Boyle. Otherworld Uprising, écrit par la critique d’art Sheila Heti. Dans un des textes sur la démarche de Shary Boyle, l’autrice, s’appuyant sur Arthur Danto, faisait un rapprochement entre l’art contemporain et l’art plus traditionnel. Selon Danto, critique et philosophe, puisque ces deux formes d’art s’attacheraient à évoquer des réalités qui leur sont extérieures, elles s’éloigneraient de l’art moderne, abstrait, se concentrant sur une exploration de la matérialité plastique. Contrairement à l’art classique par contre, le défi de l’art contemporain tiendrait dans le fait que les codes employés par les artistes n’auraient plus une signification unique : « The difficulty for the contemporary artist is that either her or his symbols are shared, meaning they are as commonplace as a nose ring and make as big an impression, or they are esoteric – the artist alone apprehending their total complexity. »
L’art est un langage et le dénominateur commun à tous deux est le désir de communication, mais il se trouve, comme tout langage, toute écriture, devant les mêmes écueils. Dans une correspondance entre Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux, publiée sous le titre Ventriloquies, Martine Delvaux, complice de Monique Régimbald-Zeiber, dont l’œuvre est en ce moment exposée au Musée, écrit : « … il y a [dans l’écriture] ce qu’on perd et ce qu’on donne, et ce qui est reçu n’a rien à voir avec ce qui a été donné et perdu. La transmission ne va pas de soi. Il est toujours question de risque. » N’est-ce pas ce risque, reposant sur le possible décalage qui est au centre de l’art, du langage, du texte, qui nous touche tant dans la création, la rendant ainsi précieuse, fascinante?
On s’entend tous pour dire que les significations véhiculées par une œuvre d’art dépassent les intentions de l’artiste. Une fois que l’œuvre quitte l’atelier, elle devient autonome, acquiert une vie qui lui est propre. S’il est vrai que la multiplicité d’usages possibles des codes, symboles et images complexifie la transmission des messages de l’œuvre, elle permet plus de liberté dans la création, plus de liberté dans l’interprétation, plus d’échanges de points de vue devant les œuvres, et donc plus de discussions. Au plus grand plaisir de tous… ou, du moins, du mien!
Anne-Marie St-Jean Aubre
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