L'équipe du MAJ
Semaine 7 – La critique institutionnelle
Dernière mise à jour : 21 mai 2020
Thème de la semaine : revisiter les collections
Faire entendre les silences / Faire voir les absences
L’expression « critique institutionnelle » renvoie entre autres à un genre artistique et à une période historique précise qui s’inscrit dans la foulée de l’art conceptuel. Fin des années 1960, début des années 1970, la première vague associée à la critique institutionnelle donne lieu à des œuvres qui étudient le fonctionnement interne des institutions artistiques.
Les artistes conceptuels dont l’approche est liée à ce genre refusent l’idée selon laquelle l’œuvre d’art est neutre, seulement esthétique, donc apolitique, pour plutôt la considérer comme un objet inscrit au sein d’un système empreint de rapports de force et d’idéologies qu’il faut mettre au jour. Les artistes cherchent alors à rendre les institutions artistiques (le système) transparentes, en s’attardant à ses donateurs, son personnel, son conseil d’administration, le type d’œuvres collectionnées, leurs modes de présentation, afin de débusquer les incohérences entre l’image, le mandat et les actions posées.
Un exemple célèbre de ce type d’œuvre est le projet “Shapolsky et al Manhattan Real Estate Holdings, A Real Time Social System as of May 1, 1971”, réalisé par Hans Haacke pour son exposition solo qui devait être présentée au Musée Guggenheim à New York en 1971. Avec cette œuvre, Haacke dénonçait les pratiques immobilières frauduleuses d’un groupe propriétaire de bâtiments en mauvais état, qui faisait de la spéculation en tirant avantage de populations marginalisées. Annulée un mois avant son ouverture par le directeur du Musée, l’exposition a mené au congédiement du conservateur qui en était le commissaire. Plusieurs, face à cette réaction de la part du Musée, ont suspecté que le conseil d’administration ou les mécènes de l’institution avaient des liens avec les promoteurs immobiliers, bien que l’œuvre, qui n’a pas été exposée à New York avant 1987, n’en fasse pas mention. Alors que les tenants de l’autonomie de l’art, valorisé pour ses qualités esthétiques uniquement, étaient encore largement majoritaires dans le milieu à cette période, les artistes comme Haacke choquaient en « instrumentalisant » l’art à des fins de critiques sociales et politiques.
Puis, dans les années 1980 et 1990, en écho aux mouvements sociaux qui agitent la société en général et mettent de l’avant les enjeux de la représentation et de l’égalité des chances des minorités identitaires, c’est sous cet angle précis que les pratiques des musées sont étudiées. Des artistes comme les Guerrilla Girls dénoncent, statistiques à l’appui, le peu de place faite aux femmes dans les collections muséales ; Rebecca Belmore, avec sa performance Artifact #371B (1988) fait apparaître les contradictions de l’exposition The Spirit Sings mise sur pieds par le Musée Glenbow durant les jeux olympiques à Calgary, pour célébrer les Premières Nations autochtones, mais ne présentant, ironiquement, que des artéfacts du passé, comme si ces communautés avaient disparu ; et Fred Wilson, avec son projet Mining the Museum (1992), intervient à même la collection du Musée d’histoire du Maryland pour faire apparaître un autre versant de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage aux États-Unis. Ce que tous ces artistes ont en commun, c’est leur posture : ils attaquent directement le postulat moderne posant l’autonomie de la sphère artistique.
Cette histoire rapide d’un courant artistique qui est toujours présent dans les pratiques actuelles montre qu’à priori la critique venait de la part des artistes, et visait à dénoncer les institutions artistiques. Aujourd’hui, la critique institutionnelle a été intégrée par les institutions (les conservateurs de musées, les commissaires d’exposition, les critiques d’art, les directeurs) comme un outil d’autoanalyse de leurs pratiques. Avec l’effet potentiel de rendre les institutions plus ouvertes aux changements, plus réactives, plus inclusives. Ce tournant a été esquissé par Simon Sheikh dans un article intitulé : Notes on Institutional Critique (2006).
Le récent réaccrochage des salles dédiées à l’art canadien au Musée des beaux-arts du Canada pour y intégrer l’art autochtone, précédemment confiné à ses propres salles (un geste sous-entendant que l’art autochtone ne fait pas partie de l’art canadien, une vision qui peut susciter le débat), s’inscrit dans un désir de répondre aux critiques. La création d’un poste de conservateur de l’art autochtone en 2017, par le Musée des beaux-arts de l’Ontario, occupé depuis par Wanda Nanibush, est un autre geste posé en ce sens, visant à s’assurer d’une plus large représentativité au sein des institutions. Si les grands musées prennent du temps pour réagir aux critiques, les plus petites institutions, comme les centres d’artistes, sont actives plus rapidement.
Au Musée d’art de Joliette, nous reconnaissons que nos collections ne comptent pas assez d’œuvres réalisées par des artistes femmes, des artistes de la diversité et des artistes autochtones et nous tentons, avec les acquisitions récentes, d’agir sur cette situation. Dans les dernières années, avec la programmation d’expositions temporaires, nous avons volontairement fait plus de place à ces artistes. C’est dans le cadre de la première exposition de groupe réalisée au Musée depuis sa réouverture en 2015, et confiée au commissaire wendat Guy Sioui Durand, que l’œuvre vidéo La mallette noire (2014) a été présentée dans l’exposition permanente dédiée à la collection d’œuvres religieuses. L’exposition De tabac et de foin d’odeur. Là où sont nos rêves, réalisée en partenariat avec le collectif de commissaires autochtones, rassemblait au Musée les œuvres de neuf artistes autochtones québécois, de plusieurs générations.
Artiste multidisciplinaire d’origine anishinabe, Caroline Monnet s’est associée à Daniel Watchorn, artiste québécois, pour réaliser cette vidéo de fiction inspirée des expériences traumatisantes vécues dans les pensionnats autochtones et relatées par les survivants. La rencontre entre cette œuvre, le patrimoine religieux mis de l’avant dans la salle, et l’histoire du Musée d’art de Joliette, fondé par la congrégation religieuse des Clercs de Saint-Viateur, était puissante. Entendre, au milieu des images de saints, les échos d’un bébé en pleurs dans le pensionnat autochtone, cela donnait des frissons. Cette exposition était présentée au moment où se déroulait la commission d’enquête sur les femmes autochtones assassinées et disparues, faisant suite à la commission de Vérité et réconciliation, à l’occasion de laquelle les témoignages de milliers de survivants des pensionnats autochtones ont été entendus. Elle a été l’occasion pour le Musée de tisser des liens avec le Centre d’amitié autochtone de Lanaudière (CAAL). Des jeunes fréquentant le CAAL sont venus à plusieurs reprises découvrir les œuvres, et une visite de l’exposition par ces jeunes a été organisée et offerte aux clientèles du Musée et du CAAL, incluant des aînés, qui ont grandi au moment où la réalité des pensionnats était courante. Tous ont été très émus devant cette œuvre, ce qui a permis de susciter des discussions et des moments de partage.
En insérant cette vidéo au cœur de la salle dédiée à l’art religieux, Guy Sioui Durand et moi souhaitions faire apparaître l’éléphant dans la pièce : la réalité difficile des inconduites cachées, de l’abus de confiance qui les a permises, dont les œuvres religieuses présentées dans la salle ne témoignent pas directement. Ainsi, en invitant des artistes et des commissaires à interagir dans ses salles d’expositions permanentes, le Musée cherche à engager le dialogue sur son histoire, ses pratiques, dans un but d’ouverture. Il reconnaît que les œuvres donnent la parole, sont agencées de manière à raconter une histoire, témoignent d’un point de vue, qu’il faut être capable de mettre au défi. Un peu à la manière du Musée McCord, qui, avec son programme de résidences, permet aux artistes de s’immerger dans ses collections pour les interroger sous la forme d’expositions.

Caroline Monnet et Daniel Watchorn, La mallette noire, 2014. Vue d'exposition au Musée d'art de Joliette. Photo : Paul Litherland

Caroline Monnet et Daniel Watchorn, La mallette noire, 2014. Vue d'exposition au Musée d'art de Joliette. Photo : Paul Litherland

Caroline Monnet et Daniel Watchorn, La mallette noire, 2014. Vue d'exposition au Musée d'art de Joliette. Photo : Paul Litherland

Caroline Monnet et Daniel Watchorn, La mallette noire, 2014. Vue d'exposition au Musée d'art de Joliette. Photo : Paul Litherland

Caroline Monnet et Daniel Watchorn, La mallette noire, 2014. Vue d'exposition au Musée d'art de Joliette. Photo : Paul Litherland
Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette
POUR PARTICIPER À MUSÉE EN QUARANTAINE
Revisiter les collections, c'est le thème de la semaine. Vous avez jusqu'au mercredi 6 mai à midi pour nous envoyer vos créations artistiques inspirées de ce thème.
COMMENT PARTICIPER ?