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Semaine 8 – Se mettre à la place de l’autre pour mieux le comprendre
Dernière mise à jour : 21 mai 2020
Thème de la semaine : l’empathie
The concept of empathy is used to refer to a wide range of psychological capacities that are thought of as being central for constituting humans as social creatures allowing us to know what other people are thinking and feeling, to emotionally engage with them, to share their thoughts and feelings, and to care for their well–being.
- Karsten Stueber, Empathy, Stanford Encyclopedia of Philosophy
As she [Martha Nussbaum] often does, she argued that certain moral truths are best expressed in the form of a story. We become merciful, she wrote, when we behave as the “concerned reader of a novel,” understanding each person’s life as a “complex narrative of human effort in a world full of obstacles.”
- Rachel Aviv, Martha Nussbaum’s Moral Philosophies, The New Yorker
On associe à l’empathie la faculté de se mettre dans la peau d’une autre personne pour mieux comprendre ses pensées et ses émotions, en prenant en compte la situation qu’elle vit. Contrairement à la sympathie, qui consiste à ressentir les mêmes émotions, l’empathie reste liée à un désir de compréhension d’autrui et donc, à un désir de communication. Il y a plusieurs théories différentes qui définissent l’empathie en lien avec la philosophie, le féminisme, les neurosciences, il s’agit d’un vaste champ d’études! Ce qui m’a intéressée en lisant sur le sujet, c’est l’idée que le concept de l’empathie chercher à expliquer notre capacité à adopter le point de vue de l’autre pour le comprendre, ou l’évaluer, c’est-à-dire poser un jugement sur ses actions, en prenant en compte le contexte où il se trouve. Et ce processus se déroule de manière indirecte, c’est-à-dire qu’il est déclenché par une situation, un objet, un récit ou, pourquoi pas, une œuvre d’art. En ce sens, les propos de la philosophe morale Martha Nussbaum, rapportés par Rachel Aviv, sont révélateurs : « On devient plus miséricordieux lorsqu’on se comporte comme le lecteur d’un roman qui envisage la vie de chaque personne comme le récit complexe des efforts d’un être humain confronté à un monde rempli d’obstacles. » Il s’agit moins de se projeter dans la situation d’un autre pour réfléchir à la manière dont on se sentirait dans ses souliers – ce qui s’apparenterait davantage à la sympathie – mais plutôt, de s’imaginer dans ses souliers pour mieux le comprendre. Ainsi, la distance entre soi et l’autre est au cœur du mouvement premier de l’empathie, puisqu’on continue à différencier entre ses émotions et ses pensées et celles de l’autre. Mais bien sûr, projection et identification se mêlent rapidement au processus, et le complexifient.
C’est en ayant ces idées en tête que j’ai revisité le travail du collectif Leisure, formé de Meredith Carruthers et Susannah Wesley, dont le Musée d’art de Joliette a présenté les œuvres lors de l’exposition How one becomes what one is [Comment on devient ce que l’on est], à l’automne 2018. Les huit œuvres créées entre 2012 et 2018 qui composaient l’exposition rendaient visible la conversation comme méthode de création – une conversation que Carruthers et Wesley entretiennent ensemble depuis 2004, et qu’elles étendent à d’autres artistes, vivantes ou décédées, notamment Constance Spry (1886-1960), Barbara Hepworth (1903-1975), Cornelia Hahn Oberlander (1921- ), Françoise Sullivan (1925- ), Madame Yevonde (1893-1975), Gluck (1895-1978) et Lina Loose (1882-1950).
« Nous étudions la vie des autres pour mieux vivre la nôtre », écrit l’historien Joseph Ellis, cité par Susan Herrington dans un ouvrage dédié à Cornelia Hahn Oberlander, une des inspirations de Leisure. Cette phrase pourrait bien être la devise du duo qui s’intéresse aux récits de la vie de ces femmes pour les modèles qu’elles proposent, elles qui ont souvent refusé de choisir entre pour tout embrasser, y compris la vie d’artiste et la vie domestique, avec tous les défis que cela implique. Si les artistes se sont intéressées aux démarches de ces femmes artistes qui ont œuvré avant elles, c’est qu’elles ont senti des affinités avec leurs expériences et leurs œuvres. Chaque projet réalisé par Leisure implique une étape de recherche préalable, où elles approfondissent leurs connaissances sur la vie des femmes artistes qui retiennent leur attention. Leurs œuvres se présentent un peu comme des études de cas où elles se mettent dans la peau de ces femmes pour réfléchir à leur vécu et, à partir de là, réaliser une création qui met en mouvement leur compréhension des différentes facettes de leur expérience. Un processus qui rappelle certaines compréhensions de l’empathie : elles se projettent de manière imaginaire dans la position de ces femmes, pour comprendre leur processus de réflexion et de création en adoptant leur point de vue, et ainsi, par la suite, nourrir leur propre démarche.
Deux œuvres retiennent mon attention en lien avec les réflexions suscitées par mes lectures : l’installation participative Conversation with Magic Forms [Conversation avec des formes magiques] (2017) et la vidéo Time Capsule [Capsule témoin] (2014).

LEISURE (Meredith Carruthers & Susannah Wesley), Time Capsule [Capsule témoin], 2014
Vidéo, couleur, muet, 13 min 23 s, en boucle. Collection du Musée d’art de Joliette. Photo : Paul Litherland

LEISURE (Meredith Carruthers & Susannah Wesley), Time Capsule [Capsule témoin], 2014. Photo : Paul Litherland
Time Capsule
Pour réaliser Time Capsule [Capsule témoin], Leisure s’est inspiré des images de Madame Yevonde (1893-1975), une suffragette devenue photographe dont le style très singulier conjuguait décors, théâtralité et mythes dans la réalisation de tableaux vivants aux textures sensuelles et aériennes. Bien qu’elle ait été connue davantage pour ses portraits, Madame Yevonde a également exploré le sujet de la nature morte. Empruntant à l’esthétique de ses images sources, Leisure les a revisitées : les photographies originales semblent ainsi s’animer dans une vidéo où les artistes explorent littéralement l’idée de conversation.
La vidéo a été réalisée alors que Carruthers et Wesley étaient sur le point de laisser leur studio pour suspendre leur pratique le temps d’un congé parental. Cette œuvre fait office en quelque sorte de bilan d’une recherche les ayant occupées jusqu’à présent. Elle les montre s’échangeant, par-delà les marges de l’image, des objets de leur atelier, associés à leurs recherches et aux univers créatifs des femmes qui les inspirent – un vase du type de ceux créés par Constance Spry, du cordage, des fleurs, un oiseau, des insectes, des objets domestiques. Ainsi, le principe de l’œuvre tient dans le fait que les artistes réagissent aux suggestions l’une de l’autre. Pour se répondre adéquatement, elles doivent tenter de comprendre ce qui motive la proposition de l’autre.
LEISURE (Meredith Carruthers & Susannah Wesley), Time Capsule [Capsule témoin], 2014. Photo : Paul Litherland
Conversation with Magic Forms
Cette installation a été imaginée suite à des recherches menées sur la sculptrice anglaise Barbara Heptworth qui, dans son ouvrage A Pictorial Autobiography, décrit son studio comme un fouillis de roches, de fleurs gênantes, de linge sale, d’enfants et de sculptures. Un studio contraire à l’austérité de ceux de ses collègues Piet Mondrian et Ben Nicholson ; un studio qu’elle considère comme un lieu de vie réelle, d’où elle puise une inspiration joyeuse pour la réalisation de ses œuvres. Devant une vue de l’atelier de Hepworth, Leisure a installé une zone dédiée à la création de sculptures en plâtre grâce à la technique du moule en creux perdu. Les enfants de tous âges sont invités à réaliser leurs propres œuvres, à même la salle d’exposition, qui sont ensuite exposées sur les socles faisant partie de l’installation.

LEISURE (Meredith Carruthers & Susannah Wesley), Conversation with Magic Forms [Conversation avec des formes magiques], 2017, impression numérique sur bannière, impression numérique sur papier archive, sable, socles de bois, plâtre de paris et matériaux divers, dimensions variables. Collection des artistes. Photo : Paul Litherland
Toutes les deux mères de jeunes enfants, Meredith Carruthers et Susannah Wesley se sont senties interpellées par l’expérience décrite par Hepworth dans son autobiographie. Elles ont imaginé et réfléchi aux stratégies mises en place par Hepworth pour concilier sa vie de mère et sa vie d’artiste, elles ont cherché à comprendre comment la présence des enfants a pu influencer son travail d’artiste. En réponse, elles ont transposé l’expérience d’Hepworth à la leur, et ont réalisé une œuvre en écho à son témoignage. Leur installation met en jeu les mêmes affects positifs : joie et fous rires, acceptation d’un bordel qui nourri la création. Un bordel qui est venu bousculer les pratiques habituelles du Musée, pour le plus grand bonheur des visiteurs !
On pourrait ainsi suggérer que l’empathie – adopter le point de vue de l’autre pour mieux le comprendre – est au cœur du processus créatif de Leisure, ce qui explique l’importance que joue la recherche sur des modèles de femmes artistes pour leur démarche.
LEISURE (Meredith Carruthers & Susannah Wesley), Conversation with Magic Forms [Conversation avec des formes magiques], 2017. Photo : Paul Litherland
Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette
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L’empathie, c'est le thème de la semaine. Vous avez jusqu'au mercredi 13 mai à midi pour nous envoyer vos créations artistiques inspirées de ce thème.
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