Entrevue avec Chloé Desjardins (thème 13)
Dernière mise à jour : 26 juin 2020
Thème du mois : art et architecture
Dès mon arrivée au Musée d’art de Joliette en 2017, il m’a été demandé de réfléchir à une manière d’occuper les espaces laissés à la circulation des visiteurs dans le Musée : les couloirs, l’aire de repos, le hall d’entrée, la salle vitrée Power Corporation à l’avant du bâtiment, les terrains extérieurs, les terrasses. Ces espaces sont nombreux au Musée, ce qui s’inscrit dans une volonté de faire du lieu un endroit où les visiteurs se sentent à l’aise, où ils peuvent s’asseoir, prendre leur temps, lire la documentation qui est laissée à leur disposition, etc. Les nombreuses parois vitrées garantissent une luminosité importante à ces espaces, ce qui y rend plus difficile la présentation d’œuvres d’art, du point de vue leur conservation, puisqu’elles sont par définition en majorité affectées par la lumière.
C’est avec ce paramètre en tête que j’ai proposé plusieurs stratégies d’exposition pour ces lieux : la présentation de courtes œuvres vidéo, en collaboration avec Vidéographe (automne 2017), la poursuite d’expositions qui avaient lieu dans les salles du rez-de-chaussée (Jacynthe Carrier, hiver 2018 ; Jin-me Yoon, été 2019), la réalisation de projets en extérieur (Kapwani Kiwanga, été 2018) ou la transposition d’explorations de la performance, dans la lignée de nos résidences (Adam Kinner, hiver 2019). Des projets éducatifs (Je suis chantier, hiver 2019 ; un projet de Marie-Soleil Roy, été 2019) ou communautaire (De la rue au Musée, automne 2018) se sont aussi déployés dans les couloirs et l’aire de repos.
Alors que l’hiver 2021 sera dédié à la mise en valeur de nos collections, revisitées par les artistes Martin Désilets, Spring Hurlbut et Chloé Desjardins, j’ai invité cette dernière à élaborer un projet en réponse spécifiquement à ces espaces et à leur fonction. Un défi qu’elle a relevé avec brio, élaborant une proposition qui s’inscrit en droite ligne avec les enjeux qui animent en ce moment sa démarche artistique.
Chloé Desjardins, une artiste sculptrice domiciliée à Montréal, est active sur la scène artistique de la métropole depuis 2011. Avant de s’installer à Montréal, Chloé a grandi à Gatineau, où nous sommes allées à l’école primaire ensemble. Je me souviens encore de nos séances de dessin dans la cour d’école. Nous voulions alors devenir dessinatrices de mode ! J’ai d’ailleurs gardé ces carnets de croquis, au fil de mes multiples déménagements. Nous nous sommes perdues de vue en nous dirigeant chacune vers des écoles secondaires différentes, et ce n’est qu’en 2011, alors qu’elle terminait ses études de maîtrise à l’UQAM, que je l’ai retrouvée, grâce à une amie que nous avons maintenant en commun. Nous avions donc toutes les deux mis la mode de côté pour miser sur les arts, elle en poursuivant sa carrière comme artiste, moi, en bifurquant, après des études en arts visuels, pour une formation en histoire de l’art. En écho à la thématique de cette semaine qui porte sur l’art et l’architecture, je lui ai proposé de nous parler de sa démarche, de son intérêt récent pour le bâtiment, et du projet qu’elle présentera au MAJ. Elle a gentiment accepté mon invitation et je l’en remercie !
ENTREVUE :
Anne-Marie St-Jean Aubre : Ton intérêt pour les matériaux, les techniques et le savoir-faire est une constante dans ton travail. Tes œuvres ne sont pas pour autant vides de discours conceptuels. Qu’est-ce qui nourrit d’abord ton désir de création : le geste ou l’idée ?
Chloé Desjardins : C’est vraiment une question de l’ordre de « l’œuf ou la poule ». Pour moi, les deux sont indissociables. Si on retourne à la base, mon désir de création commence par des questions que je me pose. Il y a beaucoup de questions, alors c’est difficile de résumer ici, mais je crois que la première serait : « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? ». Aujourd’hui, tout peut être une œuvre d’art, alors je me demande : « qu’est-ce qui fait que quelque chose est une œuvre ? ». Sur un plan plus personnel, en tant qu’artiste, parmi toutes les possibilités (de sujets, de techniques, de styles), je m’interroge aussi sur « comment choisir quoi dire et quoi faire ? ». Ces questions parlent de mon intérêt pour l’histoire de l’art et de ma personnalité curieuse, mais aussi de mon ambivalence face à l’acte de création. Comme je trouve insécurisant, parfois un peu absurde, de tenter de créer de nouvelles choses, de nouvelles formes, ma solution est de placer ces questions essentielles à toutes pratiques artistiques au centre même de mes œuvres.
Quand je commence un projet, quand je crée une œuvre, je pars de ces questions et de celles qui en découlent, mais je suis aussi une personne très manuelle. Je me sens accomplie quand je fabrique des choses avec mes mains. Je m’intéresse aux techniques traditionnelles et artisanales. Je suis très attirée par les matières, les matériaux, les outils et les mécanismes. Toutes mes idées de projets ont une forme ou une présence très tangible dans l’espace. Je trouve que la sculpture et la matérialité font appel au sens d’une manière particulière.
Donc pour tenter de répondre à la question, parfois je pars d’une idée et je trouve la meilleure façon de la concrétiser. Tandis que parfois, c’est la technique qui me donne l’idée, ou plutôt qui contient le concept. Dans une vision plus globale de ma pratique, on peut conclure que les deux approches se nourrissent l’une l’autre. L’aller-retour entre les deux me permet de créer des œuvres qui piquent non seulement la curiosité, mais qui poussent aussi l’observateur à faire usage de sa sensibilité et de son sens critique.
Anne-Marie St-Jean Aubre : Le moulage est ta technique de prédilection. Qu’est-ce qui t’attire dans cette technique ?
Chloé Desjardins : Le moulage consiste en l’action de prendre d’un objet une empreinte destinée à servir de moule. Le moule est quant à lui un espace négatif destiné à être rempli d’une matière fluide afin de produire à nouveau un volume positif. Le processus de reproduction est le résultat d’un contact direct qui se produit à l’intérieur du moule, à l’abri du regard et échappant à tout contrôle extérieur. L’objet sorti du moule ne peut différer de l’original, ni par la forme ni par le volume. Cependant, une très large gamme de matériaux (flexibles, colorés, métalliques, transparents, etc.) est disponible, permettant de jouer avec des « figures de style » telles que le mimétisme, l’opposition ou la référence. C’est un processus paradoxal en soi parce qu’il permet de créer le même et la différence en même temps. L’utilisation du moulage sous-tend nécessairement la réflexion sur les concepts d’origine et d’originalité.
La place du moulage dans l’histoire est à ce titre particulièrement intéressante. Présent depuis les tous débuts de la civilisation dans les arts (masques funéraires), comme dans la production des objets usuels (armes et outils en métal), il a connu un essor durant la Renaissance. Des sculptures de bronze incroyablement complexes et détaillées furent réalisées à cette époque (fontaines et scènes équestres). Mais la Renaissance est aussi l’âge de l’idée pure où l’art a voulu s’émanciper du statut d’artisanat. C’est alors que le moulage et les autres savoir-faire sont devenus un mal nécessaire devant demeurer invisible dans le résultat final.
Bien plus tard, avec l’industrialisation, le moulage est devenu le principal moyen de production de nos biens de consommation. La majorité des objets que nous utilisons aujourd’hui ont été produits grâce à des techniques de moulage (par injection). Alors, même aujourd’hui, époque où les questions d’originalité n’ont plus la même importance, l’utilisation de cette technique peut être controversée. Si vous présentez un objet sortant d’un moule, cela peut soulever des doutes sur son statut en tant qu’œuvre d’art, puisque sa valeur repose souvent sur le critère de l’unicité.
Anne-Marie St-Jean Aubre : Les premières séries qui t’ont fait connaître à partir de 2012 sont des moulages d’emballages d’œuvres d’art, de papier bulle, de billes de styromousse, de gants ou de blocs de matière brute en attente d’être investis par la sculptrice. Tu t’attardes aux modes de présentations des œuvres, aux dispositifs d’exposition – vitrines, socles – qui deviennent centraux, plutôt que de s’effacer pour mettre en valeur ce qu’ils devraient soutenir ou protéger. En faisant des supports et autres matériaux pauvres périphériques aux œuvres les sujets de tes sculptures, tu valorises ce qui, autrement, serait détruit. Tu élèves au rang d’œuvre d’art de porcelaine, plâtre, bronze ce qui, habituellement, recouvre l’œuvre réelle. Qu’est-ce qui t’a menée dans cette direction ?
Chloé Desjardins : Mes réponses aux deux questions précédentes donnent déjà une bonne idée de ce qui m’intéresse dans des figures telles que l’emballage, les outils, les matériaux servant à la création artistique et plus récemment dans ma pratique, des éléments relatifs à l’architecture (échafaudages, colonnes). Je cherche en quelque sorte à rendre visibles les structures et les mécanismes externes de la conception, de la production et de la réception des œuvres d’art. Autrement dit, en mettant de l’avant le contexte, j’invite le spectateur à revoir certaines idées préconçues à propos des œuvres, des espaces qu’elles habitent et des systèmes qui les soutiennent.
En outre, j’associe des éléments apparemment incompatibles ou contraires pour susciter la réflexion sur nos a priori. Composées d’éléments qui ne sont pas toujours ce qu’ils semblent être au premier abord, mes œuvres se présentent comme des énigmes à résoudre. En transformant en œuvre d’art des objets ou des matériaux qui sont normalement faits pour être manipulés, ou des poteaux de soutien en plâtre, pour donner un exemple plus précis, je cherche à susciter une réaction presque instinctive chez le spectateur (vouloir toucher, chercher à se positionner dans l’espace, ressentir le doute). C’est une façon pour moi d’engager la conversation. Ce qui est aussi un aspect important de ma pratique.
Anne-Marie St-Jean Aubre : Chef d’œuvre, créée en 2015, marque un tournant dans ta démarche, puisque tu délaisses l’échelle de l’objet pour t’intéresser à celle du bâtiment. T’attaquant d’abord à l’échafaudage, reproduit dans un matériau noble et selon des techniques d’ébénisterie, tu te tournes par la suite vers les arches pour une exposition à Plein Sud en 2015, puis les poteaux de soutien temporaire dans un projet présenté à la Maison des arts de Laval en 2018. Pourquoi ce changement de focus, du monde de l’art vers celui de l’architecture, de la construction ?
Chloé Desjardins : Pour moi, il s’agit d’un tout et d’une suite logique. C’est seulement l’échelle de grandeur qui a changé. Mes projets plus récents sont davantage de l’ordre de l’installation. Ils se déploient dans toute la galerie pour mettre encore plus en évidence le rapport à l’espace, au corps et au contexte.
Ainsi, avec le projet intitulé Chef d’œuvre, présenté à la galerie FOFA en 2015, j’ai voulu encore une fois évoquer ce qui n'est pas là (l’œuvre d’art « idéale ») en confectionnant de toute pièce grâce à des techniques traditionnelles (tenons et mortaises) un échafaudage en bois. En effet, cette structure est un dispositif qui sert à la construction de bâtiments — ou, par exemple, de sculptures monumentales —, sauf qu’ici il n’y a rien à édifier. Le centre est laissé vide. La structure devient en quelque sorte la matrice, le moule, d’une œuvre potentielle. L’œuvre a été soigneusement réalisée et finie, passant d’un statut temporaire à permanent, amplifiant le doute sur ce qui est donné à voir. Servant normalement à accueillir des travailleurs, l’échafaudage interpelle directement le corps du spectateur, créant un désir par la suite frustré par cette structure faite d’échelles qui suggère une utilisation concrète, mais qui demeure bel et bien inaccessible.
Tandis qu’avec le projet intitulé Échafaudages, présenté à la Maison des Arts de Laval en 2018, j’explorais le potentiel formel et conceptuel de l’échafaudage afin d’interroger l’interdépendance entre l’œuvre d’art et l’institution artistique. Par une installation représentant des poteaux de soutien ajustables en plâtre – ces éléments structurels industriels, reproduits de façon artisanale dans un matériau fragile – je proposais une œuvre à parcourir où se conjuguaient de multiples références à l’architecture, à la figure de la colonne et à l’histoire de la sculpture (traditionnelle ou minimaliste). L’installation dépendait de la structure architecturale du lieu d’exposition pour se déployer dans l’espace, s’ériger et se soutenir. En contrepartie, elle semblait supporter à son tour la galerie (même s’il s’agit d’un soutien précaire).
Finalement, peut-être pour répondre à la question un peu plus directement, ayant tout d’abord observé la relation conflictuelle des artistes de la Renaissance au savoir-faire artisanal, mon regard s’est déplacé plus récemment vers certains idéaux rattachés à l’architecture.
Je m’intéresse particulièrement au tournant historique des courants de l’architecture moderne et du Style international. Plus précisément, ce qui retient mon attention c’est l’étonnante, mais féconde association entre une volonté fonctionnaliste (où la forme est dictée par la fonction, où la vérité des matériaux est maintenue) et des préceptes fondamentalement utopiques, soit une nouvelle forme architecturale permettant de créer une société plus égalitaire et plus transparente (par exemple, les projets Usonia, Maison Dom-Ino, Weißenhofsiedlung). Si les intentions étaient nobles, et bien que le Style international se soit très largement répandu dans les centres-villes du monde, l’histoire a aussi retenu l’échec de leur mise en application (la Cité radieuse de Marseille ou le quartier de Bijlmermeer aux Pays-Bas en sont des exemples frappants).
Je m’intéresse donc à la tension créée entre les idées et leur matérialisation. Également, au potentiel générateur des idées utopiques. Comment une création peut-elle répondre à une fonction sans compromettre son intégrité ou trahir les idéaux auxquels elle aspire? Et, comment peut émerger l’innovation à l’intérieur de ce commerce?
Anne-Marie St-Jean Aubre : C’est dans cette suite logique de ton travail que s’inscrit l’invitation du Musée d’art de Joliette à développer une œuvre in situ, c’est-à-dire spécialement adaptée à son contexte de présentation. Tu as fait plusieurs visites des lieux, consulté les plans de nos espaces, avant de nous proposer un projet répondant à l’architecture du Musée. Peux-tu nous décrire un peu ce que tu comptes réaliser ? Est-ce que ce projet t’a amené à penser ton travail autrement, à cause de son volet in situ ?
Chloé Desjardins : Inauguré en 1976, le bâtiment du Musée d’art de Joliette a été réalisé d’après une maquette conçue par son fondateur, le Père Wilfrid Corbeil, inspirée des travaux de Le Corbusier et des formes épurées du Style international. Le Père Wilfrid Corbeil avait une réelle volonté de démocratisation de l’art, d’où très certainement son intérêt pour le modernisme (quand même original à l’époque pour un musée d’art canadien et liturgique).
En 2015, des rénovations majeures ont permis de donner au bâtiment un aspect plus ouvert et invitant en intégrant de larges façades de verre. Les architectes ont pris pour parti de mettre en valeur la structure d’origine en dégageant les surfaces recouvertes de plâtre, laissant apparent le béton structural (avec ses imperfections et marques de coffrage). J’aimerais moi aussi prendre ce parti en proposant des œuvres réalisées en acier, en verre et en béton. Prenant tantôt l’aspect d’éléments d’échafaudage, de coffrage ou de charpente, mes interventions sembleront à la fois soutenir l’architecture et en faire partie intégrante. Elles seront réalisées de façon à révéler la conception du bâtiment et à soulever la question des savoir-faire en mettant en tension les modes de fabrication artisanaux et industriels. L’ensemble voudra souligner l’aspect ouvert (inachevé) de la notion même du musée grâce à la métaphore du chantier : le musée comme espace « en construction » de sens, de significations, de pensée critique, etc.
Je me suis vraiment basée sur les archives auxquelles j’ai eu accès et à mes visites pour penser ce projet. J’ai adopté une approche un peu plus près de celle de l’art public qui est adapté au contexte et à l’usage du lieu d’implantation de l’œuvre. Les œuvres seront installées à l’extérieur du cadre plus défini de la galerie, dans des espaces conçus pour l’usage (le déplacement, la transition, la direction). Cela fait partie de ma réflexion. Je veux également porter une attention particulière à l’histoire des lieux, à l’architecture passée et présente et au mandat du musée (présence de l’art liturgique, conservation et éducation).
Anne-Marie St-Jean Aubre : Qu’est-ce que tu as trouvé le plus stimulant dans cette invitation que je t’ai lancée?
Chloé Desjardins : Ce qui m’a le plus motivée pour ce projet est ce que j’ai découvert à propos du Musée à travers mes recherches et l’idée de pouvoir créer des œuvres sur mesure dans les espaces de circulation. Ça me permet de me poser de nouvelles questions et de répondre différemment à celles qui étaient déjà présentes dans ma pratique.

Chloé Desjardins, Quelque chose (dérobé au regard), 2012, bois, bronze, peinture, Plexiglas, 26 x 26 x 136 cm (détail), crédit photo : Guy L’Heureux et David Bishop-Noriega

Chloé Desjardins, Quelque chose (de dissimulé), 2012, bois, peinture, Plexiglas, porcelaine, 26 x 36 x 136 cm (détail), crédit photo : Guy L’Heureux et David Bishop-Noriega

Chloé Desjardins, Quelque chose, 2012, vue d’exposition, Galerie B-312, crédit photo : Guy L’Heureux

Chloé Desjardins, Chef d’œuvre, 2015, vue d’exposition, Galerie FOFA, crédit photo : Guy L’Heureux

Chloé Desjardins, Échafaudages, 2018, vue d’exposition, Maison des arts de Laval, crédit photo : Guy L’Heureux
👉L’exposition de Chloé Desjardins sera présentée au Musée d’art de Joliette à l’hiver 2021.
Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette.
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