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Le plastique : une matière qui change les pratiques (thème 21)
Le plastique est un matériau courant dans la pratique sculpturale de Philippe Allard, dont les œuvres sont présentées au Musée d’art de Joliette dans l’exposition Infiltrations jusqu’au printemps 2021.
L’apparition de ce matériau dans le champ du design et de l’art, à travers le courant du Pop Art notamment, a contribué à transformer certains des concepts-clés liés à la pratique artistique : l’importance du savoir-faire, la notion d’auteur et l’unicité de l’œuvre. Le plastique a permis à la technique de l’accumulation et de l’agencement de se développer encore plus et, grâce à l’inclusion d’objets du quotidien au sein des œuvres, il a contribué aux rapprochements entre les sphères de l’art et de la vie. Les assemblages d’objets colorés formant des déclinaisons de tons de l’artiste britannique Tony Cragg, réalisés au tournant des années 1970 et 1980, exemplifient cette tendance. De son côté, Les Levine use du plastique, une matière pauvre, pour contester l’idée que l’art est fait d’objets uniques et précieux : en 1966, il vend ses reliefs en plastique multicolores formés sous vide à un prix modeste.
Le sculpteur québécois Jean Noël, auquel le MAJ dédiait une exposition rétrospective en 2002 (La Mécanique des fluides), est aussi connu pour ses expérimentations avec le plexiglas thermoformé à la fin des années 1960. L’artiste faisait partie, avec Les Levine et d’autres, d’une petite exposition dédiée aux œuvres usant du plastique dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada, présentée succinctement par le conservateur adjoint Christopher Davidson.

Jean Noël, vue de l'exposition La mécanique des fluides au Musée d'art de Joliette, 2002-2003
Les techniques de gravure et celle du moulage, explorées pour la production de sculptures en bronze et en plâtre, permettaient déjà la production d’œuvres en série, mais l’arrivée du plastique comme matériau et des techniques de thermoformage et moulage par injection ont permis de développer davantage le lien entre l’art et l’industrie. Il n’est dès lors plus nécessaire pour l’artiste de créer le modèle qui servira au moulage par exemple, garantissant encore l’importance du savoir-faire et de la trace de la main de l’artiste octroyant une aura à la réalisation artistique; il peut tout simplement esquisser une idée et confier à d’autres sa réalisation matérielle.
Le sculpteur minimaliste américain Donald Judd est exemplaire de cette tendance, lui qui, dès 1964, s’est mis à faire produire par des fabricants spécialisés ses modules en acier, aluminium et autres métaux, ouvrant ainsi toute grande la porte au mouvement de l’art conceptuel. Dès lors se pose l’enjeu suivant : est-ce que l’œuvre tient au savoir-faire menant à sa réalisation, à la facture de l’artiste? Ou est-ce que l’œuvre tient à l’idée qui en est à l’origine, ce qui permet que soit déléguée sa réalisation?
Cette histoire un peu rapide, pleine de raccourcis, est une manière d’expliquer comment l’exploration de procédés industriels de fabrication et l’usage de la sous-traitance sont venus bouleverser les paramètres par lesquels on pouvait distinguer l’œuvre d’art de l’objet quotidien et usuel. Ainsi, l’artiste n’est plus nécessairement celui qui fabrique l’œuvre, il est celui qui en a l’idée, celui qui la signe. Déjà, les ready-made assistés de Marcel Duchamp, notamment la sculpture Roue de bicyclette (1913), suggéraient que l’acte créatif ne consistait pas uniquement dans le fait de façonner de toute pièce une forme, mais pouvait résider dans l’assemblage d’éléments préexistants. Avec Duchamp, la valeur artistique réside dans l’idée ou l’intention de l’artiste. L’œuvre acquiert ainsi un pendant intellectuel. En conséquence, les critères esthétiques du beau ne jouent plus un rôle aussi prépondérant pour l’identification et l’appréciation de l’œuvre d’art : une autre révolution importante dont on crédite Duchamp, mais ça, c’est une autre histoire.

Jean Noël, vue de l'exposition La mécanique des fluides au Musée d'art de Joliette, 2002-2003
Plusieurs installations réalisées par Philippe Allard à partir d’objets de consommation en plastique, récupérés et réutilisés sous forme d’assemblages, s’inscrivent dans la suite logique de cette histoire.
Les bouteilles d’eau qu’on retrouve dans les œuvres Spaceball (2012) et De plastique et d’espoir (2007), ou la collection de caisses de lait servant à plus de cinq installations dont Courtepointe (2012, réalisée avec Justin Duchesneau), Transition (2013) et Condition incertaine (2014) en sont de bons exemples. À la différence du geste de Duchamp par contre, qui visait à formuler un commentaire sur la nature de l’œuvre d’art, le geste créatif de Philippe Allard porte un message politique, ce qui l’inscrit dans le courant postmoderne.
Le plastique, progressivement utilisé dans tous les secteurs de l’économie à partir des années 1950, s’est répandu notamment à travers la création de produits jetables dont l’usage est de courte durée, comme les bouteilles d’eau et les sacs de plastique, au centre d’une autre installation de Philippe Allard (Made in China, 2008). En effet, un tiers des plastiques produits dans le monde serait destiné au secteur de l’emballage. Quand on y pense, ce choix apparaît contradictoire, voire ironique : pourquoi choisir une matière qui n’est pas biodégradable et restera dans l’environnement pendant des décennies, pour réaliser des objets jetables, à consommation unique, dont la valeur d’usage à une très courte durée? D’où l’importance d’explorer les solutions promulguées par l’économie circulaire (dont Manon Cornellier présente succinctement les principes dans cet article du quotidien Le Devoir). Avec ses centaines de caisses de lait, Philippe Allard a réalisé durant quelques années des installations se greffant à l’architecture de bâtiments existants pour créer des canopées filtrant la lumière, ou des assemblages suggérant d’autres usages à ces objets.

Jean Noël, vue de l'exposition La mécanique des fluides au Musée d'art de Joliette, 2002-2003
En misant sur l’accumulation – 65 000 bouteilles d’eau sont rassemblées pour créer un immense serpent suspendu dans l’atrium du centre Eaton en 2007 – et en faisant de l’économie circulaire un principe central pour la réalisation de ses projets avec des caisses de lait, l’artiste fait entre autres la promotion de la récupération et porte un message environnemental en dénonçant la surconsommation qui caractérise le mode de vie occidental.
Cet article a été écrit par Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice à l'art contemporain du Musée d'art de Joliette.
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